Francine Sporenda : POURQUOI LES HOMMES ONT PEUR (de la sexualité libre) DES FEMMES

Francine Sporenda a étudié en licence et maîtrise à l’université Paris 3. Après un passage dans le journalisme, elle a repris ses études aux Etats-Unis pour un Master et un Ph.D.(doctorat), avec une spécialisation en histoire des idées politiques. Franco-américaine, elle a enseigné comme maître de conférences à l’école de sciences politiques (School of Advanced International Studies) de la Johns Hopkins University. Ex-membre du bureau des Chiennes de garde, elle est responsable rédactionnelle du site « Révolution féministe ». Elle vient de publier Survivre à la prostitution, ces voix qu’on ne veut pas entendre chez M éditeur.

 Les dominants ont peur des dominés

On sait que les hommes conventionnellement socialisés à la virilité ont peu de considération pour les femmes – sexisme bienveillant ou sexisme hostile –voire les détestent – misogynie. Mais derrière ces attitudes visibles, il y a un sentiment plus profond, caché, la peur qu’elles leur inspirent. Ils pourront, quand ils sont entre eux, admettre qu’ils les méprisent et les détestent mais ils ne peuvent pas reconnaître qu’ils en ont peur : un homme, censé être fort, courageux, indépendant, ne peut avouer sa peur des femmes sans ruiner son image virile. Et les hommes étant la classe de sexe qui détient le pouvoir, pourquoi auraient-ils peur de la catégorie qu’ils ont asservie et à laquelle ils se considèrent comme supérieurs ?

En fait, c’est justement pour cela qu’ils ont peur : en règle générale, les dominants ont toujours peur de ceux qu’ils ont asservis. Les maîtres avaient peur des esclaves, les colons se méfiaient des colonisés, les patrons craignaient les prolétaires. Et les hommes ont peur des femmes. Exemples :

Peur des propriétaires d’esclaves du Sud des Etats-Unis : sur leurs plantations, les Blancs étaient beaucoup moins nombreux que les esclaves, désavantage numérique expliquant leur hantise des conspirations et révoltes serviles. Des règles strictes étaient édictées pour empêcher autant que possible ces rebellions : interdiction faites aux esclaves de se réunir en « non-mixte » hors de la surveillance des Blancs, interdiction de sortir de la plantation, interdiction de posséder des armes, interdiction d’apprendre à lire et écrire, etc. On note que, pendant des siècles, les femmes ont été soumises à des interdictions similaires. Et cette peur était d’autant plus obsédante que les maîtres vivaient côte à côte avec leurs « esclaves de maison » et qu’à leur crainte d’être massacrés s’ajoutait celle d’être empoisonnés par leurs cuisinières et valets. Les colonisateurs vivaient pareillement dans la hantise des révoltes indigènes, et des mesures strictes, stipulées dans les codes indigènes, étaient également prises pour contrôler les colonisés et s’assurer de leur docilité.

La raison pour laquelle les dominants ont peur de ceux qu’ils ont réduits en servitude est évidente : ils savent obscurément que leur domination n’existe et ne se perpétue que par la coercition, la manipulation et la violence, et ils redoutent à juste titre que les dominé.es ne se rebellent contre leur tyrannie voire emploient pour s’en libérer les mêmes moyens qu’eux-mêmes ont employés pour l’imposer : l’arroseur arrosé. Ils ont pour habitude de représenter ceux-ci comme stupides, fourbes et cruels pour justifier leur asservissement et étouffer tout scrupule éthique : racisme et sexisme. On note que les peuples réduits en esclavage et colonisés sont souvent féminisés symboliquement : les caractéristiques qu’on leur attribue – fourberie, animalité, stupidité, infériorité biologique – sont celles stéréotypiquement attribuées aux femmes.

La peur des hommes vis-à-vis des femmes relève d’explications du même ordre – peur d’autant plus forte qu’entre les sexes l’intimité est exceptionnellement étroite. Cette proximité est ressentie comme rendant la perfidie féminine spécialement dangereuse : plus les relations sont intimes, plus grand est le risque de trahison. Et comme elles savent tout des faiblesses des hommes qu’elles côtoient, notamment sexuelles, les femmes sont régulièrement accusées d’en jouer pour les asservir : dans les mythologies et les textes religieux, les récits de héros guerriers « castrés » car devenus le jouet docile de femmes séduisantes sont nombreuses et enseignent aux hommes à se défier de ces dangereuses tentatrices – Hercule et Omphale, Samson et Dalila, etc. C’est aussi une histoire d’arroseur arrosé : ce que les hommes craignent au fond, c’est le retour de bâton, la vengeance kharmique des femmes – si elles venaient à se libérer de leur joug, ne les traiteraient-elles pas comme ils les ont traitées ? Et – fantasme d’un matriarcat triomphant – ne pourraient-elles pas un jour prendre le pouvoir, tant ils ne peuvent concevoir une organisation non-hiérarchique des relations sociales, hors du schéma patriarcal dominant-dominé ?

Contrôler la capacite reproductrice des femmes

Une autre peur masculine, c’est celle que les hommes éprouvent face au pouvoir féminin de produire de nouveaux êtres humains. Pouvoir dont ils sont exclus et qui a dû leur paraître d’autant plus redoutable dans les temps préhistoriques, lorsque la contribution masculine à l’engendrement n’était pas encore identifiée (il est intéressant de noter que les peintures rupestres et pariétales datant du paléolithique supérieur ne représentent presque exclusivement que des figures féminines, les fameuses Vénus, symboles de fertilité à gros ventre, gros seins et larges hanches). Après l’identification de cette contribution masculine (qui découlerait de l’adoption de l’élevage et du contrôle de la reproduction animale qu’il implique), les hommes ont constamment cherché à maximiser son importance et à minimiser le rôle reproductif féminin : en Grèce, Aristote, et après lui ses disciples chrétiens, ont affirmé que le principe de vie, le vrai principe créateur, la semence qui conférait sa forme humaine à l’enfant était apportée par l’homme, la femme n’étant que le sol où était déposée cette semence, ou au mieux un incubateur.

Dans cette tentative de s’approprier le rôle principal dans le processus de reproduction et de l’enlever à la mère, on discerne une jalousie et un effroi originel : devant la capacité féminine de donner la vie, le mâle de l’espèce a dû ressentir stupeur et tremblement, et aussi la conscience d’un manque masculin fondamental : le fait d’être extérieur au cycle de régénération permanente de la nature, de n’y jouer qu’un rôle périphérique, bref et d’importance comparativement secondaire. Il existe des espèces qui se reproduisent par parthénogénèse, ce qui a probablement été le mode de reproduction des premières formes de vie qui ont peuplé la terre : il y a des espèces sans mâles, mais il n’y a pas d’espèces sans femelles – contrairement à la notion de sens commun, les femmes ne sont pas le « deuxième sexe » mais, biologiquement, le sexe premier. Que tous les individus de sexe XY soient sortis du ventre d’une femme et qu’ils soient tributaires des femmes pour se perpétuer entraîne une sujétion masculine humiliante face à la toute-puissance maternelle.

Il y a enfin le fait qu’à leurs yeux la capacité de produire des enfants donne automatiquement un sens à la vie des femmes, sans qu’elles n’aient rien à faire pour ça, par le simple fait d’être nées avec un utérus, alors que les hommes, dépourvus d’une telle vocation biologique, doivent se donner à eux-mêmes un sens, se fabriquer une raison d’être artificielle, une spécificité qui justifie leur existence, qui les rende indispensables au même titre que les femmes, par leur capacité reproductrice, sont absolument indispensables à la perpétuation de l’espèce et des groupes auxquels elles appartiennent. D’où le développement et la monopolisation masculine de la technologie – armes, outils, etc – et de toutes les formes de production par lesquelles les hommes auraient cherché à concurrencer et à contrebalancer le pouvoir créateur détenu par les femmes, avantage technologique également essentiel à l’acquisition et au maintien du pouvoir qu’ils ont sur elles : « les hommes peuvent s’approprier (celles qui donnent) la vie, mais ils ne peuvent pas produire la vie » (Mies, 82). D’où le contrôle masculin sur la sexualité et la fertilité féminines, par lequel ce pouvoir vital est domestiqué à leur profit, et la peur qu’il leur inspire conjurée. D’où l’affirmation insistante d’indépendance qui est un des éléments constitutifs de l’identité virile, pour occulter cette dépendance fondamentale du masculin par rapport au féminin maternel.

Que ce contrôle masculin s’affaiblisse, que les femmes récupèrent peu à peu une certaine autonomie économique, sexuelle et reproductive, comme c’est le cas actuellement, et les hommes paniquent : toute émancipation féminine leur semble porteuse de conséquences désastreuses pour eux, essentiellement la perte de droits et de pouvoirs immémoriaux, à la fois conséquence et condition de leur suprématie.

L’accès sexuel masculin, un droit patriarcal fondamental

D’abord la perte du droit d’accès sexuel au corps des femmes, garanti à tout homme par les institutions patriarcales du mariage et de la prostitution : un mari a le droit légal d’avoir des rapports sexuels avec sa femme, et un homme peut avoir des rapports sexuels avec une prostituée quand il le désire : comme le fait remarquer Kajsa Ekis Ekman[1], si un individu de sexe masculin souhaite avoir des rapports sexuels, dans toutes les villes du monde et à toute heure du jour et de la nuit, il y a toujours des femmes vouées au service sexuel des hommes qui sont disponibles pour satisfaire ses exigences – pourvu qu’il puisse payer.

Un des principes fondateurs du système patriarcal est que les pulsions sexuelles masculines sont non-négociables et qu’elles doivent absolument être satisfaites : toute frustration sexuelle masculine est socialement inacceptable, et des lois, des institutions, des structures et des normes doivent être instituées pour que cette satisfaction soit assurée, quel qu’en soit le coût pour les femmes et pour la société. On note qu’il est régulièrement avancé dans les médias qu’il serait d’utilité publique de recruter des assistantes sexuelles (remboursées par la Sécurité sociale) pour remédier à la « frustration sexuelle » des invalides de sexe masculin, mais la question de remédier à la frustration sexuelle des invalides de sexe féminin n’est jamais abordée : seule la frustration sexuelle des dominants est digne d’intérêt et mérite qu’on la soulage.

Ce droit d’accès sexuel est directement menacé par l’émancipation des femmes : les hommes savent que, si la sexualité féminine devenait libre, non pas seulement sur le papier, mais si les conditions matérielles de cette liberté étaient réalisées (c’est-à-dire en particulier la fin des inégalités économiques qui dispenserait les femmes d’avoir à négocier l’accès à leur corps contre diverses compensations matérielles), et si elles étaient désormais en situation de dire non à toute proposition, invite, pression, exigence ou contrainte sexuelle masculine quand « elles n’ont pas envie », l’existence même des institutions qui organisent ce droit d’accès – mariage et prostitution – serait compromise puisqu’elles sont fondées sur cette inégalité économique.

Qu’une femme ait le droit de dire non à leurs demandes sexuelles et de contrôler l’accès à son corps est vu par les hommes comme une brimade, voire une persécution, en tout cas une prétention exorbitante car le refus sexuel féminin est par définition non recevable en patriarcat, en fait perçu comme un refus d’allégeance caractérisé envers les dominants, un acte attentatoire à leur autorité. Les codes civils et religieux en vigueur dans les cultures patriarcales traditionnelles (et en Europe jusqu’au 19ème siècle) stipulent que le refus de rapports sexuels opposé par l’épouse à son mari justifie qu’il la frappe. Encore de nos jours, l’obligation de rapports sexuels fait toujours partie légalement (articles 215 et 242 du code civil) de l’institution du mariage et si l’un des conjoints n’y satisfait pas (le plus souvent l’épouse), le divorce peut être prononcé à ses torts exclusifs[2]. Plus généralement, si un homme leur fait des avances, les femmes savent que le seul argument qui puisse lui faire accepter un refus, et leur éviter ainsi de devoir faire face à de dangereuses explosions de rage, c’est si elles le justifient en expliquant qu’elles sont en couple : ce n’est que si la femme est vue comme appartenant à un autre homme que son refus est considéré comme valide et acceptable, et il ne l’est que parce qu’il est en quelque sorte cautionné par l’autorité déléguée d’une figure masculine, éventuellement imaginaire, qu’elle interpose entre elle et l’importun pour s’en débarrasser. Si une femme n’est pas en couple, son refus, n’émanant que de sa seule personne, n’a aucune valeur aux yeux des mâles et sera le plus souvent mal pris par son harceleur, la seule façon efficace de faire opposition au droit d’accès sexuel qu’un homme prétend exercer sur vous étant d’invoquer le droit d’accès sexuel qu’un autre homme possède sur vous : dans les sociétés patriarcales, la femme seule est sexuellement open bar. On ne saurait mettre plus clairement en évidence à quel point la notion que le corps des femmes ne leur appartient pas fait encore l’objet d’un consensus profond ; Jean-Marie Le Pen le déclarait il y a quelque temps : « il est ridicule de penser que leur corps leur appartient (aux femmes), il appartient au moins autant à la nature et à la nation »[3], et cette vision n’est pas limitée à l’extrême-droite.

Incels et refus sexuel féminin

Si l’on veut s’assurer de la réalité du caractère inacceptable du refus sexuel féminin pour les hommes conventionnellement socialisés à la virilité, il suffit d’aller sur les forums d’incels : vu comme un acte d’auto-affirmation scandaleux et de revendication d’autonomie outrecuidante de la part de personnes sur lesquelles ils estiment que leur appartenance au « sexe fort » leur donne des droits, il suscite chez eux une fureur extrême ; en fait, c’est précisément le refus de ces hommes d’accepter ce refus sexuel féminin qui est à l’origine du mouvement incel et qui constitue son noyau idéologique. La position des incels est que ce refus constitue une intolérable atteinte à l’exercice de la sexualité masculine, qu’en conséquence les femmes ne devraient pas avoir légalement le droit de se refuser aux hommes et que, puisqu’elles persistent à ne pas vouloir d’eux, l’Etat devrait se charger de leur en procurer, contraintes et forcées si nécessaire.

Les incels révèlent ainsi, à leur façon caricaturale, une vérité occultée mais fondamentale : le droit d’accès sexuel étant garanti aux hommes dans nos sociétés, et la sexualité étant le domaine par excellence de l’affirmation virile, la femme qui oppose une fin de non-recevoir à une réquisition sexuelle masculine porte à la fois atteinte à l’ordre patriarcal et à la position dominante du requérant. Un « vrai homme » devant conquérir et soumettre, le refus sexuel féminin est humiliant parce qu’il met en évidence l’incapacité du refusé de satisfaire aux exigences du cahier de charges viril. Echec et humiliation particulièrement cuisante pour les incels qui, en outre d’être handicapés par une personnalité et un physique souvent peu attirants et manquant généralement de la surface financière et sociale valant attestation de virilité dans nos sociétés, ne peuvent compter que sur la soumission féminine pour se construire une image virile : « un homme doit avoir une femme pour savoir qu’il est un homme » (Stoltenberg, 22).

Dans les sociétés – y compris dans les sociétés occidentales – où les femmes « consentent » souvent sans envie (parce qu’elles sont mariées ou en couple, ou parce qu’elles y sont poussées par la nécessité financière, ou sous une pression insistante qui les amène à céder pour se débarrasser du harceleur, etc.), une proportion considérable de rapports sexuels ont lieu en l’absence de tout désir féminin. Il en résulte que, si la situation des femmes leur permettait un jour de refuser un consentement non-désirant, le nombre de rapports sexuels obtenus par les hommes serait drastiquement réduit, d’où la perspective angoissante d’une frustration sexuelle masculine généralisée découlant de l’émancipation féminine. Mais si l’éventualité qu’ils puissent n’avoir de rapports sexuels que si les femmes en décidaient hors de toute forme de contrainte et de pression est pour eux source d’angoisse, c’est justement parce qu’ils savent bien qu’un grand nombre des rapports sexuels qu’ils obtiennent ne sont pas désirés.

La liberté sexuelle des femmes fait peur

Aussi improbable que soit une telle situation, les peurs qu’elle suscite sont réelles : Sheila Jeffreys cite par exemple un certain Anthony M. Ludovici, philosophe et sociologue, figure majeure du conservatisme en Grande-Bretagne au 20ème siècle, pro-fasciste, raciste, antiféministe, eugéniste et darwiniste social, qui affirmait dans son livre « Lysistrata » que les femmes qui n’étaient pas soumises au coït (les « vieilles filles »), ou les épouses qui le refusaient ou étaient frigides représentaient un danger pour l’hégémonie masculine et même une « menace contre la civilisation » (Jeffreys, 183-184). A terme, il envisageait l’hypothèse d’une prise de pouvoir par des viragos féministes qui persuaderaient les femmes de faire la grève du sexe (d’où le titre de son livre), réduiraient drastiquement l’expression de la sexualité masculine et mettraient en œuvre l’élimination presque totale des hommes dont elles ne laisseraient subsister que le pourcentage minime jugé nécessaire à la reproduction. Ses élucubrations sur cette dystopie matriarcale futuriste valent la peine d’être citées : « La séduction et le viol seront punis brutalement, probablement par le moyen de l’émasculation, et les hommes dotés d’une sexualité vigoureuse seront éliminés de façon à laisser la place à une génération de laquais peu sexués, doux et dociles ». D’un siècle à l’autre, ces fantasmes délirants persistent, on en retrouve l’écho (peur d’une féminisation générale de la société et d’une répression persécutoire de la sexualité masculine) de nos jours chez Eric Zemmour et ses disciples.

A l’extrême-droite droite en particulier, les imaginations masculines s’emballent sur ces scénarios de science-fiction : une fois libres d’opposer une fin de non-recevoir à l’impératif d’accès sexuel masculin, les femmes ne pourraient-elles pas continuer sur leur lancée et élargir ce refus à « la sexualité » identifiée au coït ? Désinvestir la pénétration, pratique orgasmique pour les hommes mais non orgasmique pour la majorité des femmes, réinvestir l’organe spécifiquement féminin de la jouissance, le clitoris, et limiter désormais leur pratique sexuelle à la sexualité clitoridienne, ignorée ou qualifiée de simples « préliminaires » dans la sexualité androcentrée ? Vision d’apocalypse : les femmes boycotteraient les pénis et se convertiraient massivement à la masturbation et au lesbianisme. Comme l’a souligné Anne Koedt, à l’origine de ces peurs masculines, il y a le fait que le clitoris est perçu comme « une menace à la masculinité… et que les hommes deviendront superfétatoires si le clitoris remplace le vagin comme centre du plaisir » (Koedt, 205).

Mais si cette éventualité de perte d’accès sexuel est anxiogène pour les hommes, ce n’est pas seulement à cause de la perspective de frustration qu’elle implique mais parce qu’à leurs yeux, le coït est un instrument essentiel de contrôle des femmes : la défense de « la sexualité » androcentrée est un enjeu politique. C’est un thème séminal de la sexologie, depuis Havelock Ellis, en passant par Kinsey, et dans une moindre mesure, Masters et Johnson : préalable obligé à l’appropriation individuelle du travail domestique et reproductif des femmes, la possession sexuelle est la manifestation primordiale de la domination masculine. Dans « la sexualité » centrée sur la pénétration, cette domination s’exprime de plusieurs façons : par l’intrusion physique elle-même, par la position « du missionnaire » man on top, par le fait que le rapport sexuel est le plus souvent engagé à l’initiative masculine, de même que les positions et pratiques sexuelles adoptées, et que c’est pareillement l’éjaculation de l’homme qui détermine quand ce rapport est terminé. Comme le dit Sylvia Walby dans son livre « Theorizing Patriarchy » : « les hommes utilisent l’acte sexuel pour exprimer leur pouvoir et leur mépris des femmes, c’est une forme d’humiliation et de contrôle des femmes » (Walby, 155). Dans « la sexualité », pour le dominant, il s’agit avant tout d’imposer sa volonté à la dominée, et chaque rapport sexuel acte une réaffirmation de sa position dominante.

La sexualité hétéro instrument de contrôle des femmes

C’est ce qu’ont bien compris les « inventeurs » de la sexologie à la fin du 19ème siècle et dans la première moitié du 20ème : le paradigme propagé à partir de la fin du 18ème siècle et au 19ème siècle pour opérer l’indispensable suppression de la sexualité féminine, pierre angulaire des sociétés patriarcales, était l’affirmation « scientifique » de l’asexualité féminine à laquelle étaient opposées les pulsions sexuelles irrépressibles des hommes : les femmes respectables n’éprouvaient pas (ou peu) de désir sexuel, préférant s’investir dans leur foyer et dans l’éducation de leurs enfants. Mais vers la fin du 19ème siècle, des observateurs clairvoyants se sont avisés que cette assignation des femmes à l’asexualité pouvait affaiblir le contrôle masculin qu’elle était censée conforter: le manque d’intérêt pour les rapports sexuels, la frigidité, le refus de coïter et/ou de jouir des femmes pouvait être un acte de résistance à l’oppression, « une façon d’échapper à l’homme, au mari », un refus de soumission larvé envers lu – et comme tel une menace à son autorité et plus généralement au pouvoir masculin. Et qu’en fait, le plaisir sexuel féminin dans les rapports hétérosexuels devait être réhabilité parce qu’il pouvait constituer une sorte de grooming permettant de formater les femmes à leur nécessaire subordination –c’est la position d’Havelock Ellis, un pionnier de la sexologie.

Pour lui, le rapport sexuel doit nécessairement fonctionner selon le schéma domination masculine/soumission féminine qui définit la sexualité hétérosexuelle correcte ; sans la présence de ce rapport de force entre les partenaires, il ne saurait y avoir de plaisir sexuel dans le couple. Il caractérise les hommes comme excités sexuellement par le fait de dégrader et de violenter les femmes, tandis que les femmes ne pourraient trouver l’épanouissement sexuel que dans la soumission et le masochisme : leur nature profonde est d’être passives et réceptives sexuellement et, même si elles disent le contraire, l’homme qui les domine et les viole ne fait que réaliser leurs désirs inconscients (Jeffreys, 182-184). A ses yeux, « un homme ne peut pas vraiment contrôler une femme s’il ne la domine pas sexuellement » souligne Margaret Jackson (Jeffreys, 64), et seul un homme viril, sexuellement agressif et performant peut réussir cette opération de dressage qui consistera essentiellement à lui apprendre à jouir d’être dominée et sadisée. Une fois soumise dans la chambre à coucher, une fois sa volonté brisée et ayant appris à érotiser sa dégradation sexuelle, la femme appartient totalement à son partenaire et lui sera soumise dans tous les autres aspects de sa vie. Ellis souligne qu’il est par conséquent nécessaire que les hommes apprennent l’art de soumettre les femmes sexuellement : le futur de la domination masculine en dépend.

C’est ce qu’impliquent les masculinistes quand ils accusent les féministes d’être « mal baisées » : selon eux, une femme bien baisée se soumet aux hommes et même jouit de leur être soumise. Sur la base de ce raisonnement, il est donc vital pour le maintien de leur domination que les hommes baisent bien et souvent les femmes : c’est par l’hétérosexualité en tant que pratique sexuelle régulière et obligatoire que peut être obtenue la soumission féminine. De plus, soumettre les femmes à des coïts fréquents maximise leur exposition à la grossesse, qui est elle-même un autre moyen essentiel de contrôle patriarcal des femmes. Selon Ellis, ce n’est qu’en en éliminant la frigidité féminine qu’on pourra mettre fin aux revendications féministes (Jeffreys, 192), et s’il faut combattre le féminisme, c’est (entre autres) parce que, s’il parvenait à retirer aux hommes leur droit d’accès sexuel comme il prétend le faire, il les priverait ainsi d’un instrument essentiel de domination.

Pour permettre aux hommes de contrôler les femmes par « la sexualité », les sexologues vont propager à leur intention un certain nombre de « données scientifiques » : que le plaisir sexuel trouvé dans la soumission est essentiel à leur santé, à leur équilibre psychologique et à leur épanouissement, qu’il est indispensable à la solidité de leur mariage, que la frigidité entraîne toutes sortes de maladies, « atrophie des organes, problèmes menstruels… » (Jeffreys, 63) et qu’elles ne doivent donc en aucun cas se refuser sexuellement aux hommes. Mais en fait, en prônant l’épanouissement féminin d’abord dans la maternité, puis dans une sexualité hétérosexuelle fortement imprégnée de sado-masochisme, le discours dominant utilise toujours la même stratégie : on présente aux femmes ce qui les asservit comme libérateur et empouvoirant. En réalité, la sexualité pénétrative est incontestablement empouvoirante – pour les hommes.

Autre peur masculine pareillement irrationnelle mais néanmoins prégnante : comme on l’a vu plus haut au sujet de l’excision, dans le point de vue masculin, toute forme de sexualité féminine centrée sur le plaisir féminin est perçue comme incompatible avec la « bonne » maternité : une libido active et autonome sera vue comme détournant nécessairement les femmes de leur devoir de produire des enfants, ou si elles en ont, comme faisant d’elles des mauvaises mères. Dans cette optique, le contrôle de la sexualité féminine par les hommes est impératif car si ce contrôle passait dans les mains des femmes, cela aboutirait inévitablement à un catastrophique désinvestissement maternel : in fine, la sexualité libre des femmes menacerait la reproduction de l’espèce et saperait la puissance des nations et des groupes ethniques, puisque celle-ci a avant tout un fondement démographique.

De ces peurs dénatalistes procèdent la répression agressive du féminisme et de l’homosexualité par des démocratures comme la Hongrie et la Russie, et leur hostilité à l’avortement et à la contraception. Dans l’idéologie des régimes populistes autoritaires, c’est le devoir patriotique d’une femme (blanche) d’avoir de nombreux enfants, la femme n’y compte qu’en tant que génitrice, et dans la mesure où elle est un obstacle à cet objectif, toute manifestation d’autonomie sexuelle féminine doit être fermement réprimée.

Comme l’ont souligné des féministes, dans le slogan deuxième vague « un enfant quand je veux, si je veux », le « si je veux » n’a jamais vraiment été considéré comme une option collectivement envisageable, il a toujours été postulé implicitement – par la société et par les féministes elles-mêmes – que les femmes se contenteraient du « quand je veux » et continuerait à « vouloir ». C’est le cas actuellement : les femmes honorent en gros l’impératif reproducti – même si les taux de natalité sont en baisse dans la quasi-totalité des pays occidentaux. Mais la possibilité qu’elles puissent, suite à leur émancipation, cesser de produire des enfants en quantité adéquate préoccupe durablement les élites : depuis au moins le 19ème siècle, des hommes attisent régulièrement les peurs collectives en agitant l’épouvantail de la décadence et de la fin des civilisations comme conséquences de la dépopulation, elle-même résultant de l’émancipation des femmes et de la dévirilisation corrélative des hommes.

Chez ces individus obsédés par le déclin de la suprématie masculine et celui de la civilisation – qu’ils confondent allégrement–la possession d’un utérus est vue comme conférant aux femmes une toute-puissance monstrueuse : le pouvoir de mettre fin à tout ce que les hommes ont construit depuis 6 000 ans, et à leur existence même, par leur refus de procréer suffisamment ; de même qu’elles pourraient faire la grève du sexe façon Lysistrata, les femmes peuvent maintenant, grâce à la contraception, faire la grève des ventres. Et certains craignent même qu’elles ne se révoltent contre cette situation paradoxale qu’elles supportent depuis l’avènement du patriarcat : spécificité de l’oppression féminine, le fait que ce soit elles qui mettent au monde, nourrissent et élèvent leurs oppresseurs. En pratiquant l’avortement sélectif des fœtus mâles, les femmes renverraient la balle aux hommes, après des millénaires d’infanticides de bébés filles et d’avortements sélectifs de fœtus féminins, particulièrement répandus en Chine et en Inde et cause des plus de 100 millions de femmes manquantes dans le monde[4]. Bien sûr, ces peurs sont irrationnelles – les femmes n’ont aucune intention de faire usage de leur capacité reproductive comme moyen de pression dans leur lutte contre les discriminations dont elles sont victimes – parce qu’elles sont socialisées à considérer la maternité comme le but de leur vie, qu’elles sont divisées entre elles et que leur solidarité prioritaire est généralement avec leurs conjoints – mais elles hantent néanmoins les inconscients masculins.

Plus profondément encore, l’autonomisation sexuelle féminine ne menace pas seulement la suprématie des hommes en tant que système, elle porte atteinte à leur virilité individuelle même. La sexualité affirmée d’une femme activement désirante qui sait ce qu’elle veut et fait ce qu’il faut pour l’obtenir est vue par eux comme castratrice : si elle fait savoir à un homme qu’elle le désire, elle le prive du plaisir de la conquête puisqu’elle a déjà décidé qu’elle le veut, et il n’aura pas vraiment l’impression de la « prendre » puisqu’elle « se donne ».

Les pères fondateurs de la sexologie, Ellis, Stekel, etc. affirment même qu’il est nécessaire que la femme oppose une résistance au moins apparente, voire manifeste de la peur face à son partenaire quand il initie les rapports sexuels, car elle doit céder, se rendre, capituler, et c’est de vaincre cette résistance féminine que l’homme tire son plaisir (Jeffreys, 54). Pour Ellis, la femme désirante et même simplement consentante n’est pas vraiment attirante pour le mâle parce que la peur qu’il inspire à sa partenaire étant suprêmement excitante pour lui, le consentement féminin le prive de cette excitation : l’accès sexuel doit donc être obtenu par la conquête et non par le consentement. La conséquence de cette structuration sado-masochiste du désir masculin, c’est qu’un homme ne peut vraiment dominer qu’une femme qui ne le désire pas, et en effet les hommes qui ont intériorisé les codes de la virilité ont tendance à préférer les relations sexuelles où la femme ne ressent pas de désir. Des femmes sans désir, c’est justement ce que produisent les institutions du mariage et de la prostitution.

La construction du désir masculin s’opérant selon le schéma femme objet/dominée-homme sujet/dominant, pour qu’il y ait relation sexuelle, il faut qu’il y ait un sujet et un objet (plus exactement une personne objectifiée par le sujet qui, par cette objectification de l’autre s’affirme comme sujet/dominant) ; il n’y a donc pas de place pour deux sujets dans le rapport sexuel conventionnel, et l’affirmation du désir masculin exige la négation du désir féminin. Si la relation sexuelle ne respecte pas ce schéma, le mécanisme du désir masculin ne fonctionne pas, la femme doit être infériorisée, déshumanisée voire dégradée – Freud parle d’« objet sexuel dégradé » – pour qu’il s’enclenche. La dégradation féminine étant maximale dans la prostitution, c’est précisément ce déclenchement facile de l’excitation sexuelle par la femme prostituée qui la rend si attirante pour beaucoup d’hommes.

Une femme qui s’approprie des comportements de dominant bouleverse les codes patriarcaux de la sexualité, et qu’elle assume certaines prérogatives masculines – draguer, prendre l’initiative du rapport sexuel etc. – sera habituellement déstabilisant pour son partenaire ; mis en situation de perte de contrôle, il se sentira menacé et, en pleine confusion face à ce brouillage de ses repères identitaires, il perdra pied et le plus souvent battra en retraite. Le spectre de l’impuissance se profile dès qu’un rééquilibrage de pouvoir s’introduit dans la chambre à coucher : vu la construction intrinsèquement inégalitaire du désir masculin, l’égalité ne fait pas bander. Comme le souligne John Stoltenberg : « Le bon sexe, (pour les hommes) procure une sensation physique immédiate et durable d’inégalité de pouvoir (Stoltenberg, 104) (…) Je ne peux rien ressentir de sexuel à moins que je vous possède, que je vous sois supérieur, que je vous contrôle, que je vous humilie, que je vous fasse mal, que j’aie brisé votre volonté » (Stoltenberg, 127).

Plus profondément encore, on trouve derrière ces peurs masculines la peur de l’indifférenciation sexuelle, de la perte d’identité, de la confusion généralisée et du chaos. Comme le rappelle Pierre Bourdieu, l’ordre culturel patriarcal est construit contre la fusion originaire avec la nature symbolisée comme féminine et maternelle (Bourdieu 80) ; la définition de la masculinité peut changer complètement selon les époques et les cultures mais une chose reste constante : ce qu’un homme est avant tout, c’est qu’il n’est pas une femme, la définition de la masculinité et de la féminité ne résidant pas dans leurs contenus respectifs, éminemment variables, mais dans leur relation d’antinomie systématique. En conséquence, le système de la domination masculine fonctionne sur une recherche obsessionnelle, une majoration, voire une fabrication de la différence, d’abord de la différence entre les sexes, différence fondamentale qui structure nos systèmes de représentation et nos mécanismes cognitifs, cette différence impliquant toujours une hiérarchie, une « valence différentielle des sexes », et la domination d’un sexe sur l’autre.

Différence affirmée aussi avec l’environnement : si les femmes, en particulier de par leur capacité d’enfanter, sont assimilées à la nature, cela entraîne qu’elles ne sont pas définies dans leur identité féminine comme en antagonisme hostile avec elle comme les hommes. Qui eux s’identifient à la culture et pour qui la nature représente avant tout des ressources à conquérir, à s’approprier et à exploiter : pour les dominants, souligne Maria Mies, la nature c’est « ce qui est disponible gratuitement pour l’exploitation » (Mies, 88) : l’extractivisme patriarcapitaliste est une conséquence directe de la construction « anti-naturelle » de l’identité masculine. Une socialisation réussie à cette identité masculine produit un individu qui se constitue psychologiquement par la séparation d’avec le féminin maternel identifié à la nature, qui se construit en tant qu’homme en s’en distinguant, en s’en dissociant aussi radicalement que possible. Et plus généralement en appréhendant le réel dans une approche foncièrement dissociative : partout où elle intervient pour analyser, ordonner, organiser, la psyché masculine produit de la différenciation, des cloisonnements, des clivages, des hiérarchies et des oppositions binaire s: masculin/féminin, nature/culture, dominé/dominant,  maman/putain, animal/humain, corps/esprit  etc.

Dans la structuration de la psychologie virile, l’ego masculin occupe une position surplombante, il existe et s’affirme par son refus de faire partie, d’être relié, de fusionner. Tout rapport fusionnel avec une femme menace la séparation qui fonde sa position dominante, d’où la peur panique masculine devant la femme en demande de fusion émotionnelle. Dans la mesure où tout rapport fusionnel avec le féminin désirant est vu comme entraînant une indifférenciation, une dissolution, une désindividualisation du sujet masculin, et comme destructeur des dichotomies et hiérarchies nécessaires au fonctionnement de l’ordre symbolique structurant sa pensée, il est vécu comme terrifiant car porteur de désordre et de confusion : le phallus – c’est-à-dire ce qui organise le réel autour de la différence première des sexes – ou le chaos.

« La rigidité signifie le pouvoir » rappelle John Stoltenberg, l’homme viril doit rester dur, tendu, toujours prêt à se battre et à baiser, il vit dans une tension interne constante pour satisfaire à ce qui est exigé d’un homme, il doit donner des preuves sans cesse renouvelées de sa virilité, faire face à une compétition continuelle, ne jamais se relâcher, ce qui entraîne un stress et une dépense d’énergie considérables et une angoisse de la performance permanente. Face à la femme désirante, cette angoisse de la performance est maximale : l’homme redoute de ne pas être à la hauteur, d’être débordé, dépassé par une puissance sexuelle éruptive et sans limites, il recule et fuit devant l’insatiabilité féminine – Sherfey rappelle que, « en contraste avec l’incapacité habituelle du mâle d’avoir plus d’un orgasme sur une courte période, de nombreuses femmes, en particulier par la stimulation clitoridienne, peuvent avoir cinq ou six organes en quelques minutes » (Sherfey, 104/105). Pour mettre en évidence la capacité orgasmique biologiquement supérieure des femelles, elle signale le comportement des femelles primates qui « n’étant soumises à aucune restriction culturelle, vont coïter de 20 à 50 fois par jour pendant la semaine de l’estrus (chaleurs)… Si nécessaire, elles vont flirter, solliciter et stimuler les mâles pour obtenir ces coïts successifs. Elles vont s’accoupler avec un mâle pendant plusieurs jours, jusqu’à ce qu’il soit épuisé, puis passer à un autre. Elles émergent de la période des chaleurs totalement épuisées, souvent repoussées brutalement par les mâles qui n’en peuvent plus. Je suggère que de tels comportements pourraient exister chez la femelle humaine si sa culture le lui permettait » (Sherfey 112-113). « C’est juste au moment où les hommes disent que c’est trop que les femmes disent encore » (Walby, 213). Le désir féminin désinhibé est vécu par l’homme comme dévoration et engloutissement (le fameux « vagin vorace ») et suscite chez lui angoisse de l’échec et de l’impuissance.

Face aux impératifs qui pèsent sur lui : toujours bander, et accessoirement faire jouir – le pénis déclare forfait. En réalité, la plupart des hommes ne sont pas des « sex machines » et l’affirmation de l’hypersexualité masculine (hypersexualité d’ailleurs en partie manufacturée par la sur-stimulation pornographique) est essentiellement un instrument de pouvoir : en les ramenant à leur statut d’objet sexuel par le harcèlement et les agressions sexuelles, il ne s’agit pas tant pour les hommes d’exprimer leur désir que de réaffirmer leur contrôle sur les femmes. Et de conjurer par la gauloiserie et les commentaires graveleux la peur qu’elles leur inspirent. Pour eux, derrière la figure de la femme désirante se profile celle de la goule, la femme vampire qui suce la moelle du mâle, le vide de son énergie, juge et compare sa performance sexuelle, et finalement l’épuise par sa démesure libidinale, lui volant ainsi sa virilité (les sorcières pourchassées par les chasseurs de sorcières étaient réputées rendre les hommes impuissants et voler leurs pénis). Face à cette jouissance féminine océanique, l’homme se noie, perd ses moyens et ses contours, son identité de dominant se dissout. La femme vampire, fascinante et « castratrice » – et fascinante parce que castratrice–est un fantasme masculin récurent dans la mythologie, l’art et la littérature : Dalila, Salomé, Hérodiade, Jézabel, Messaline, etc.

Et si la confusion des sexes s’installe, la féminisation n’est pas loin. « La virilité est construite sur une sorte de peur du féminin, d’abord en soi-même » écrit Pierre Bourdieu (Bourdieu, 59). Si être un homme, c’est se crisper dans le refus du féminin en soi, la femme activement désirante, en activant cette peur latente, expose la fragilité de l’identité masculine et dévoile finalement l’imposture de la virilité, et la virilité comme posture. Peur d’autant plus prégnante qu’elle se cache derrière la fanfaronnade du « même pas peur », l’apparent détachement émotionnel, le déni de vulnérabilité nécessaire pour se faire passer pour dominant : la virilité exagérée signale le refoulement angoissé d’une féminité secrète.

Le désir de passivité masculin est l’ultime tabou : être féminisé (ou se féminiser dans le cas des transgenres) permet « d’échapper aux tensions et aux performances exigées de ce fameux pénis » (Stoltenberg, 211). Les dominants sont fatigués et les bénéfices de la passivité sont attrayants: plus d’initiatives à prendre, plus d’angoisse de la performance, il est reposant de déposer le fardeau du pouvoir et de laisser un autre décider à votre place, y compris sexuellement : être celui qui jouit plutôt que celui qui est censé dispenser la jouissance.

D’où le cliché du masochisme sexuel comme relaxation physique et psychologique des « décideurs », des magnats de la finance ou de l’industrie, ces hommes de pouvoir qui vont chez des dominatrices, soulagés d’y dépouiller postures et armures et, pour quelques heures, jouer à être des enfants châtiés par une figure maternelle toute puissante. De ce désir caché de passivité procède la répression de l’homosexualité, qui est « la vérité réprimée de la masculinité conventionnelle » selon Raewyn Connell qui voit dans la répression des homosexuels par les mâles hétérosexuels la conséquence directe de la peur du féminin chez les hommes (Connell, 217).

Suppression patriarcale de la sexualité des femmes

Les hommes ont donc de nombreuses raisons d’avoir peur des femmes. Certaines de ces peurs sont irrationnelles, mais il demeure un fait matériel incontournable : la domination masculine est fondée sur la suppression de l’autonomie sexuelle féminine, elle ne peut exister sans elle. Cette suppression se manifeste par l’obligation de rapports sexuels dûs par la femme à son conjoint (devoir conjugal), l’obligation de n’avoir de rapports sexuels qu’avec lui (monogamie genrée) et l’imposition comme forme de sexualité correcte de la sexualité hétérosexuelle androcentrée/pénétro-centrée alors que celle-ci est non orgasmique pour la majorité des femmes. Si les femmes sont pleinement décisionnaires de leur sexualité, si elles ne sont plus obligées de se conformer à ces impératifs, si elles sont libres de refuser les relations sexuelles qui leur sont prescrites, de n’en avoir qu’avec des partenaires de leur choix et d’en changer quand elles le désirent, l’institution artificielle et culturelle de la paternité disparait, les enfants n’ont plus de père, il n’y a plus que des géniteurs dont l’identification est incertaine, le concept même de paternité ne peut se constituer, l’institution du mariage et de la famille « un papa une maman » n’a plus lieu d’être : sans l’obligation du couple monogame, sans ce contrat sexuel inégalitaire par lequel les hommes s’assurent la jouissance exclusive de leur sexualité et l’appropriation corrélative de leur travail domestique et reproductif, l’oppression féminine la plus ancienne et la plus fondamentale est matériellement impossible. Dans la mesure où la libre sexualité des femmes met directement en cause les institutions qui fondent la domination masculine, les hommes ont donc raison d’en avoir peur.

Sherfey conclut en affirmant que ni les hommes ni les femmes, mais spécialement les femmes, ne sont « biologiquement construits pour la structure conjugale monogame » ; il est reconnu en effet (voir à ce sujet le livre de Jean-Claude Kaufmann « Pas envie ce soir ») que l’intérêt des femmes pour la sexualité conjugale disparait plus rapidement que chez les hommes. Généralement, ajoute Sherfey, « les hommes n’ont jamais accepté la monogamie stricte, sauf en principe. Les femmes ont été contraintes de l’accepter… ». Selon elle, « il est concevable que la suppression par la force des exigences sexuelles excessives des femmes ait été une précondition au développement de toutes les civilisations modernes et de presque toutes les cultures existantes. Les pulsions sexuelles des femmes primitives étaient trop fortes… pour accommoder les nécessités d’une vie de famille stable. Si les femmes se consacraient à la satisfaction de leurs besoins sexuels, la paternité ne pourrait être certaine, et elles ne pourraient s’occuper de leurs enfants à plein temps ». Selon elle, les femelles humaines vivant antérieurement à 12 000-8 000 av. JC. auraient bénéficié d’une grande liberté sexuelle et « ce n’est que lorsque ces pulsions auraient graduellement été contrôlées par des codes sociaux rigidement appliqués que la famille a pu devenir le noyau stabilisant qui a permis l’émergence de l’homme moderne ». (Sherfey, 137-139).

On ne peut pas savoir avec certitude si les femmes du paléolithique étaient aussi libres sexuellement que le suppose Sherfey. Mais par contre, son affirmation que la suppression de la sexualité féminine est une étape nécessaire au « progrès de l’humanité » pose problème : postuler que toutes les civilisations reposent nécessairement sur l’oppression des femmes et donc que, pour que lesdites civilisations puissent se développer et prospérer, les femmes doivent se résigner à cette oppression est discutable : pourquoi devraient-elles (une fois de plus) se sacrifier à des « intérêts supérieurs » en fait masculins ? Il n’est surtout pas démontré qu’il ne puisse exister de civilisation autre que patriarcale. D’autres formes de sociétés non basées sur le mariage monogamique offrent des alternatives à la famille traditionnelle et permettent d’élever des enfants dans des conditions aussi satisfaisantes, voire meilleures. L’exemple des cultures matricentrées encore existantes (comme celle des Moso en Chine où le concept de paternité n’existe pas)[5] semble mettre en évidence que, dans ces sociétés, les relations sont plus apaisées, les enfants sont mieux traités, les violences intra-familiales sont rares et que ces cultures essentiellement pacifiques, moins compétitives et moins destructrices de leur environnement, offrent généralement à leurs membres des conditions de vie plus satisfaisantes que nos sociétés modernes.

Les civilisations actuelles fondées sur l’assujettissement des femmes par l’institution du couple hétérosexuel et l’appropriation corrélative de leur travail domestique et familial sont entachées de cette violence originelle, qui formate encore leurs principaux modes d’interaction avec leur environnement. Ces civilisations atteignent maintenant leurs limites, et il est impossible de remédier aux nombreux et menaçants problèmes environnementaux qu’elles ont créés sans renoncer au paradigme prédateur sur lequel elles sont fondées. Ce paradigme prédateur, apparu lors de l’instauration progressive du modèle patriarcal dans les sociétés du Moyen-Orient il y a des milliers d’années, se perpétue jusqu’à nos jours, l’exploitation du travail domestique et reproductif des femmes dans la famille « un papa une maman » en est une manifestation qui résiste obstinément aux vagues féministes successives. On ne peut pas alerter sur le caractère destructeur et autodestructeur de nos sociétés modernes et faire l’économie d’une remise en question des structures patriarcales qui en constituent encore les éléments de base.

Consentement et « zone grise »

Depuis la première vague, les féministes dénoncent les violences sexuelles masculines : viol, agressions sexuelles harcèlement, pédocriminalité, inceste, prostitution. Pourtant, si le couple est dénoncé en tant qu’institution permettant l’extorsion du travail des femmes, jusqu’ici on relève peu qu’il est aussi pour elles le lieu par excellence de l’extorsion de relations sexuelles contraintes, obtenues par une forme ou une autre de coercition (devoir conjugal, pression au consentement, chantage, viol etc. – 31% des viols sont des viols conjugaux)[6].

Il n’est pas de femme mariée ou en concubinage qui ne se soit résignée à des relations sexuelles non désirées, occasionnellement ou régulièrement : les femmes, socialisées à fétichiser le couple, continuent à accepter l’inacceptable et à se soumettre au droit d’accès sexuel masculin, pour que leur relation dure, pour ne pas vexer leur conjoint, pour lui faire plaisir, « pour qu’il n’aille pas voir ailleurs », etc. ; elles se forcent, alors que ces rapports imposés suscitent chez elles  ennui, douleur, humiliation et dégoût : « une immense majorité des femmes en couple ont eu des rapports sans avoir envie » (Kaufmann, 40). Et presque tous les hommes interrogés pour cette étude trouvent normal d’insister pour obtenir des rapports sexuels et ne voient pas de problème à les obtenir de cette façon : « Dans sa tête, le principal c’était d’y arriver (…) Il avait eu ce qu’il voulait donc tout allait bien. J’ai compris que sa vision des choses était qu’un homme avait besoin de sexe dans sa vie, et que la femme qui partageait son quotidien se devait de répondre à ses besoins, qu’elle en ait envie ou non » (Kaufmann, 42).

Combien de fois j’ai lu, dans des rubriques de magazines style « courrier du cœur », cette plainte féminine typique : des femmes en couple depuis longtemps disent ne plus éprouver aucun désir pour leur conjoint et résistent à devoir accepter les rapports sexuels centrés sur la pénétration qu’ils demandent, dont elles ne retirent aucun plaisir ; elles disent vivre ces rapports au mieux comme une corvée domestique de plus, au pire comme souffrance, dégoût et humiliation. La réponse de la conseillère était immanquablement : « faites-lui plaisir, forcez-vous ! »

Le fait que la sexualité contrainte fasse, pour les femmes, partie intégrante de l’appariement hétérosexuel continue à être considéré, y compris par elles-mêmes, comme allant de soi et ne semble guère susciter de rejet ou même de questionnement. En fait, si la fréquence du viol conjugal commence à être reconnue, le fait que les rapports consentis mais non désirés sont intrinsèques au couple continue à être ignoré. On considère que le consentement suffit – mais consentir au désir d’un autre n’est pas désirer, et un consentement peut être extorqué. On parle à ce sujet de « zone grise » mais en quoi une relation sexuelle extorquée au titre du devoir conjugal ou par pression ou chantage sur la conjointe est-elle radicalement différente d’un viol ? La différence n’est-elle pas que les femmes refusent de mettre le mot « viol » sur une relation sexuelle contrainte dès lors qu’elle leur est imposée par leur conjoint ? Et en quoi une relation sexuelle non désirée est-elle plus tolérable si elle est obtenue grâce à une contrainte intériorisée (devoir conjugal etc.) et non par une contrainte externe ? Laquelle est la plus asservie, la femme qui s’opprime elle-même en se forçant à accepter des rapports sexuels qu’elle ne veut pas – parce qu’on l’a persuadée qu’elle « doit » du sexe à son conjoint – ou celle que l’on force ? Si les avancées du féminisme ont souvent consisté à rendre visibles des formes d’oppression des femmes largement acceptées car normatives et invisibilisées, la sexualité consentie mais non désirée dans le couple représente un cas d’école de ces oppressions invisibles et devrait davantage mobiliser l’attention des féministes : il est temps de s’intéresser à la zone grise.

Que les hommes voient dans la remise en cause de leur droit d’accès sexuel ancestral une arme de destruction massive contre leur pouvoir est parfaitement justifié: une société où les femmes auraient obtenu l’égalité économique, n’auraient plus besoin de pratiquer l’échange économico-sexuel et n’auraient de relations sexuelles que si et avec qui elles le désirent serait profondément transformée : dans la mesure où la sexualité contrainte fait encore partie intégrante de la vie de presque toutes les femmes et est un élément fondateur de la suprématie masculine, une mutation aussi considérable atteindrait celle-ci dans ses bases mêmes. Face à la persistance du droit d’accès sexuel et vu son rôle primordial dans leur asservissement, la liberté sexuelle des femmes – la vraie, la liberté de dire non, pas celle de la « libération sexuelle » des 60/70s qui n’a abouti qu’à élargir le droit d’accès sexuel masculin – est une revendication féministe essentielle et radicalement subversive.

Francine Sporenda

Bibliographie :

Anne Koedt, « The Myth of Vaginal Orgasm », https://www.cwluherstory.org/classic-feminist-writings-articles/myth-of-the-vaginal-orgasm

Pierre Bourdieu, « La domination masculine », Paris, Seuil, 1998.

Dr. Mary Jane Sherfey, « The Nature and Evolution of Female Sexuality », New York, Random House, 1972.

John Stoltenberg, Refuser d’être un homme – pour en finir avec la virilité, Syllepse/M éditeur, 2013, « Refusing to Be a Man, Essays on Sex and Justice », New York, Penguin Books, 1990.

Sheila Jeffreys, et al., « The Sexuality Papers. Male Sexuality and the Control of Women », New York, Hutchinson Publishing Group, 1984.

London Feminist History Group, « The Sexual Dynamics of History », London, Pluto Press, 1983.

Sylvia Walby, « Theorizing Patriarchy », Hoboken, Blackwell Publisher, 1990.

Raewyn Connell, « Masculinities », Cambridge, Polity Press, 2005.

Jean-Claude Kaufmann, « Pas envie ce soir », Paris, Les liens qui libèrent, 2021.

Maria Mies, « Women, the Last  Colony », London, Zed Books Ltd, 1988.


[1] https://www.isabelle-alonso.com/kajsa-ekis-ekman/?fbclid=IwAR1caUPjR3cVhz3EecLUyl7cj6yzFG3lvbX-63lbWg0k8SP_kdDn0cjPINA

[2] https://www.leparisien.fr/sentinelles/devoir-conjugal-sanctionnee-pour-avoir-refuse-de-coucher-avec-son-mari-elle-en-appelle-a-la-justice-europeenne-18-03-2021-TSJSNBRCVNGLJLGNQGRYNCECGE.php

[3] https://madame.lefigaro.fr/societe/plannings-familiaux-avortements-femme-polemiques-front-national-041215-109777

[4] Femmes manquantes https://www.courrierinternational.com/article/2004/10/07/un-continent-sans-femmes

[5] https://www.cairn.info/revue-essaim-2009-2-page-113.htm

[6] https://madame.lefigaro.fr/societe/consentement-couple-sexe-jean-claude-kaufmann-sociologue-010620-181189