Geneviève Duché : Etre victime

Cette expression [être victime] que des néo féministes voudraient supprimer au grand profit des auteurs de violences.

Dans ce blog, l’article « Ce n’est pas juste une blague » publié le 5 octobre 2021 annonce un guide pour lutter contre le harcèlement sexuel rédigé par l’association CLASHES (collectif de lutte contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur).

Cette association créée en 2002 a recueilli, depuis, de nombreux témoignages de personnes et surtout de femmes à l’université, étudiantes, doctorantes, vacataires et parfois enseignantes titulaires, administratives ayant subi du harcèlement sexuel, effectivement non rare dans cette institution.

Merci donc pour ce guide et ce travail de prise de conscience dans un milieu qui préfère dans la plupart des cas, se taire, couvrir ces violences d’un voile d’une quasi complaisance, protéger l’agresseur plutôt que l’agressée.

Il est urgent d’intervenir ! Il est urgent que ça cesse !

Ce milieu se construit sur des dominations insupportables que j’ai pu observer en tant qu’enseignante chercheuse et en tant que chargée de mission au début des années 2000 pour l’égalité entre les femmes et les hommes à l’université. Il y avait du boulot et il y en a, hélas, encore. Exercice aisé de la domination par des enseignants sur des jeunes ou des administratives qu’ils dirigent en partie par statut, domination exercée vis-à-vis de celles et parfois de ceux qui ont un statut précaire, des études à réussir, des postes à obtenir ; ces possibilités, ces avenirs étant dans les mains de potentats jouissant de leur pouvoir. Le harcèlement moral est aussi fréquent dans ce milieu. A l’époque je n’ai jamais pu obtenir une reconnaissance complète des faits de harcèlement sexuel de la part des autorités dans une institution machiste où trop souvent le pouvoir syndical, le pouvoir de nommer, le pouvoir de donner une promotion sont utilisés pour agresser. Et les victimes, devant le chemin re-traumatisant et risqué, à parcourir, pour obtenir la reconnaissance des faits et des sanctions, finissent par abandonner ou n’osent pas parler. Une étudiante gravement atteinte par le harcèlement de son directeur de thèse a fini par obtenir un changement de directeur, mais le harceleur a conservé tous ses pouvoirs et ainsi peut recommencer. D’une manière générale les autorités ne veulent ou ne savent pas entendre, ne savent pas écouter dans une ambiance où finalement il semble normal que des enseignants et des chefs de service puissent utiliser leur lieu de travail comme lieu banalisé de drague et de marché sexuel et pour un certain nombre comme un dû à leur puissance et « grande intelligence ». J’ai connu une étudiante qui ne voulait pas dire à son directeur de thèse qu’elle vivait avec son compagnon pour ne pas le rendre jaloux. Pouvez-vous me dire ce que cela vient faire dans un accompagnement pédagogique et intellectuel ?

Il y aurait bien des exemples et des scandales à dire… Mais ici je souhaite surtout revenir sur la question du statut de victime. Une phrase de cette association CLASHES m’a alertée : « Le recours au terme « victime » est discutable à plusieurs égards, notamment son caractère enfermant et stigmatisant. Cependant, l’une de ses acceptions est de nature juridique. Ce guide se veut un outil de défense, notamment juridique ; il nous a donc semblé cohérent de l’utiliser pour désigner les personnes ayant été confrontées à des situations de harcèlement sexuel ».

Ouf ! bravo pour avoir osé utiliser le terme de victime malgré la pression encore une fois très universitaire pour ne pas le faire, situation et terme qui impliqueraient que le ou la victime serait tout à coup passive, marqué·e du sceau de la honte et n’aurait plus d’autre identité que celle de victime. Est-ce que si nous subissons un accident de la route du fait d’un·e chauffard·e et demandons reconnaissance de la responsabilité de l’auteur·e nous devenons subitement seulement un·e accidenté·e de la route geignard·e et stigmatisé·e ?

Mais un « nouveau féminisme » dirigé par la mise en demeure des femmes d’être dans l’empowerment et la fausse idée qu’être reconnue victime prive de toute force et capacité à être-ce qui est souvent le contraire tant la démarche pour être reconnue victime est difficile et risquée et réclame un courage immense-, tente de supprimer ce vocable. Ainsi cela supprimera la situation de victime et favorisera la poursuite des violences. Sans victime pas d’auteur ! Un sacré coup de pouce donné aux masculinistes et aux auteurs de violences à l’université ou ailleurs.

Pour montrer l’importance de l’utilisation du terme de victime et de la prise de conscience de l’être lorsque des violences sont subies, je livre ici une réflexion que j’ai menée au sujet de la prostitution, de la violence qu’elle est et du statut de victime que sont les personnes en situation de prostitution[1].

Dans le domaine de la prostitution considérer que toute personne est sujet exige d’abord de reconnaitre qu’elle est ou a été victime.

La difficile prise en compte du fait d’accueillir et d’accompagner des victimes est enracinée dans une vision déformée de l’état de victime, une vision victimisante, à savoir renvoyant à une passivité, une attitude plaintive sans désir d’en sortir, ce qui revient à ignorer le sens de ce qu’est une victime en droit et ce qu’est le statut d’un sujet victime d’une violence intentionnelle ou pas.

Reconnaître une personne comme victime c’est reconnaître qu’elle est sujet de droit, droit à son intégrité, droit à ne pas subir de violences, droit à ce que soit reconnu le préjudice subi. Un préjudice c’est une atteinte, un tort.

Or des préjudices dans la vie d’une personne prostituée, il y en a : violences dans l’enfance et l’adolescence (abandons, éviction, homophobie, violences psychologiques et physiques, violences sexuelles dont inceste…), violence de l’exil, de l’errance et de la pauvreté, violence de la prostitution elle-même (rapports sexuels imposés, sans désir, soumission au système prostitueur par les coups et les viols, l’emprise des proxénètes, peur constante et présence constante du risque de mort, viols, violences physiques, injures par les clients, par ceux qui agressent les personnes prostituées dans la rue et sur les routes, violences policières etc.).

Rebecca Mott, écrivaine : « Les hommes qui m’ont menacée de me tuer – proxénètes ou clients – pensaient qu’il serait amusant de tuer une prostituée. On n’a cessé de me répéter qu’une pute qui se fait buter, tout le monde s’en fout, c’est comme se débarrasser d’un sac d’ordures… »

Reconnaître une personne prostituée comme victime c’est lui permettre de ne pas retourner la culpabilité contre elle comme c’est souvent le cas ; les personnes prostituées expriment souvent leur dégoût d’elles-mêmes : le « je suis bonne qu’à ça ! » ou « c’est moi qui l’ai voulu, c’est normal je ne suis qu’une pute ». Elles se disent souvent coupables, coupables d’avoir choisi le départ de leur pays pour mieux vivre, de ne pas avoir pu dire non, de n’avoir pas su déjouer l’emprise, de priver leur famille, leurs enfants, d’argent (lorsqu’elles souhaitent sortir de la prostitution), de les exposer à un danger de mort si elles arrêtent ou qu’elles fuient ceux qui les ont mises en esclavage… mais en fait qui est coupable ? et pourquoi les personnes prostituées auraient-elle à subir violences et culpabilité ?

Situation connue pour les femmes victimes de violences conjugales et les femmes victimes de viols… combien de fois les femmes victimes de viols sont considérées comme l’ayant cherché et combien de fois les femmes victimes de violences de la part de leur compagnon se disent coupables d’avoir provoqué sa colère et ses coups, répétant ainsi ce que leur dit ce compagnon violent ?

Reconnaître une personne prostituée comme victime c’est lui permettre de comprendre ce qui lui est arrivé, ce qui lui arrive, comment les traumatismes subis dans sa vie et par la prostitution la fragilisent et l’amènent à revivre sa souffrance. C’est lui permettre d’en parler et d’en faire l’analyse et ainsi de pouvoir entamer une reconstruction, à son rythme, avec la plupart du temps un accompagnement à plusieurs dimensions, psychologique, social et global. Cet accompagnement, essentiellement fait par des travailleurs sociaux, permet de reconnaître les droits de la personne prostituée, de la considérer comme un sujet à part entière qui a affaire avec une histoire individuelle mais qui n’est pas la seule à subir ces violences inscrites dans un tout social marqué par la domination masculine et hétérosexuelle, les assignations de genre et les violences socio-économiques d’un système qui exploite et qui exclut les plus faibles.

Rebecca Mott, écrivaine : « Je suis une écrivaine britannique, survivante d’abus (agressions) sexuels dans l’enfance et de la prostitution. Une partie de la maltraitance que m’a infligée mon beau-père durant mon enfance a été la violence psychologique de me faire regarder de la pornographie hyperviolente. Combinées à la violence sexuelle qu’il m’infligeait, ces images me faisaient ressentir que je n’avais d’autre valeur que celle de servir d’objet sexuel à un homme et que le sexe était toujours associé à la violence et à la douleur. A 14 ans, je suis tombée dans la prostitution et elle était extrêmement sadique. Je ne m’en suis pas détournée car j’éprouvais trop de haine de moi-même pour y reconnaître de la violence et du viol… j’avais l’impression que c’était tout ce que je méritais… »

Reconnue comme victime, ce qui n’est pas un statut définitif mais une situation à un moment donné, la personne prostituée entendue dans sa difficulté et sa complexité d’être comme tout autre personne, doit pouvoir, – et être aidée à le faire par des thérapeutiques appropriées si c’est nécessaire -, comprendre comment à certains moments de sa vie elle a pris telle ou telle décision ; comment ces décisions apparentes n’étaient pas totalement libres ; comment son consentement apparent était sous influence ou extorqué par la violence d’une situation ou d’une emprise ; comment et pourquoi elle a pris des risques à un moment donné de sa vie ; comment et pourquoi elle a accepté de faire des passes pour donner de l’argent à un compagnon aimé ; comment elle a été poussée par la misère à accepter les propositions de clients mais aussi pourquoi et comment elle a été prise dans une frénésie de gains d’argent souvent pour le donner ou pour se valoriser ; comment elle a été prise par le système agresseur et prostitueur ; pourquoi elle a nié sa souffrance et comment elle est arrivée à penser que sa souffrance pouvait être don pour servir les clients-prostitueurs en demande, pourtant à l’origine de son exploitation et des violences subies.

C’est à partir de cette parole, des réponses à ces questions que la personne, sujet-victime, pourra se construire une voie pour la reconquête d’elle-même, se construire des choix pour aller vers une autre vie.

Ce qu’elle a vécu en tant que personne prostituée et souvent avant en tant qu’enfant et adolescente, ne s’efface pas, ne s’oublie pas, mais peut, avec un accompagnement adéquat, être transformé en expérience et en force qui permettent de revenir au monde et d’y trouver une place qui fait lien et sens.

Enfin pour reconnaître socialement une situation de victime, puisqu’il s’agit de reconstruction personnelle et sociale d’une personne prostituée, faut-il encore que cette situation soit socialement définie et que les auteurs de la violence soient nommés, auteurs de l’inceste, auteurs des violences de toute sorte, clients de la prostitution, proxénètes, qu’ils soient nommés et sanctionnés et que la société, et le·la législateur·rice qui en est issu·e, tirent les conclusions nécessaires au niveau juridique, social et politique.

Ce qui est le plus terrible pour les personnes prostituées, comme pour toute victime, c’est de vivre leur situation comme une situation normalisée, banalisée par une société qui leur donne la « fonction subalterne » d’être sacrifiée à la jouissance d’hommes désignés comme en manque et ayant des droits spécifiques.

La stigmatisation et l’injustice sont de leur attribuer la cause de ce système de violence en les enfermant dans une trajectoire totalement individualisée comme si ce qu’elles vivent était seulement de l’ordre du privé et du choix, alors que c’est le produit d’une organisation sociale et de rapports sociaux spécifiques dans lesquels il y a ceux qui dominent et qui profitent de leur pouvoir pour exercer des violences et celles et ceux qui sont dominés.

Le fait d’être victime à un moment de sa vie ne signifie pas que l’on est victime à vie. Pour les personnes qui ont subi des violences de tous ordres, parler et questionner le fait qu’on a subi des violences de la part d’autres humains permet de devenir le sujet de sa propre existence et de recouvrer son désir et son autonomie.

Etre victime, être l’opprimée d’un rapport social violent, le dire et le dénoncer, ne signifie ni abandonner la construction de sa propre vie, ni ne se vivre qu’en victime. Les défenseurs de la prostitution, rejoints souvent par quelques néo-féministes, reprochent sans cesse aux abolitionnistes de transformer les femmes en victimes et de les déposséder de leur volonté et de la maîtrise de leur vie. C’est exactement l’inverse que font les abolitionnistes en exigeant que soient reconnues l’oppression et l’emprise et d’en libérer les victimes.

L’accompagnement des personnes soumises à des violences réclame de prendre le contrepied de la stratégie « agresseur » :

– contre l’isolement travailler sur le lien social,

– contre la dévalorisation, valoriser les capacités et les compétences,

– contre la culpabilité, accompagner à analyser parcours et contraintes,

– contre la peur, assurer les conditions de sécurité,

– contre l’impunité de l’agresseur, exiger la justice,

– contre le secret, favoriser l’émergence de la parole.

Cette parole il faut souvent la faire advenir, aller la chercher au plus profond ou dans ce qui est anesthésié, caché, par l’état de traumatisme et de dissociation.

Geneviève Duché, octobre 2021


[1] Ouvrage de Geneviève Duché : Non au système prostitutionnel, une analyse féministe et abolitionniste du système prostitutionnel. Dernière version  2019. En libre lecture sur le site de Ressources féministes et de l’Amicale du Nid.