[J’avais proposé une version de l’article suivant à une revue papier, de tendance plutôt marxiste, matérialiste – d’où certaines préoccupations dans le contenu de mon texte – comme finalement il n‘y sera pas publié, je l’affiche ici. Je tiens à remercier pour leur relecture attentive : quelques anonymes, Mélanie Jouitteau, Martin Dufresne, Pierre-Guillaume Prigent et plus particulièrement Gloria Casas Vila, qui est à l’origine de ce texte. Cet article leur doit énormément. Le contenu reste de ma seule responsabilité. (L’article en format pdf: prostitution-engagement proféministe)
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L’abolition de la prostitution est un projet défendu depuis des décennies par de nombreuses féministes. Il n’a cependant pas eu bonne presse ces dernières temps, y compris à gauche (Chollet, 2014). Les féministes abolitionnistes ont obtenu très peu d’espaces pour exprimer leurs analyses dans la plupart des revues de critique sociale, contrairement aux adeptes du « travail du sexe ». Malgré tout, certains présupposés de ces adeptes commencent à voler en éclats.
Le rôle des hommes de gauche a rarement été analysé par d’autres hommes de gauche, « proféministes » ou « antimasculinistes ». Cet article souhaite partiellement combler ce manque. La méthode consistera ici a revenir sur certains arguments avancés par des hommes qui défendent le « travail du sexe » et plus particulièrement certains arguments d’un ouvrage récent : Les luttes des putes de Thierry Schaffauser. Je me sers de ce livre car il me semble représentatif d’un certain militantisme, dirigé par la classe des hommes1. L’auteur connaît le féminisme et s’oppose à une supposée « morale puritaine » qui y sévirait. Il s’agira de voir si son approche s’inscrit dans une démarche proféministe. Je n’ignore pas qu’une partie des féministes s’inscrit dans une démarche « pro-travail du sexe » et que Schaffauser peut s’en inspirer. J’utilise son ouvrage comme prétexte pour dessiner en creux des pistes pour un « engagement proféministe ».
L’auteur se range au côté de ceux qu’il nomme très sérieusement les « garçons transpédégouine » et s’attribue le qualificatif de « pute »2. Son travail prioritaire consiste à défendre vertement le groupe dont il est un des représentants, le Strass – lobby mixte qui défend la notion de « travail sexuel »3.
Mes propos pour l’ensemble répéteront nombre d’arguments des féministes radicales. Je ne prétends pas leur apporter du neuf. Cependant, je trouve important de les réitérer auprès d’un lectorat qui professe ou entend régulièrement des affirmations comme : « Le féminisme est devenu un pouvoir aussi tyrannique que le patriarcat qu’il combat » (Berréby et Vaneigem, 2014: 290).
En fin d’article, c’est en tant que professionnel du soin – aide-soignant – que je discuterai un aspect particulier défendu dans son livre : le fait que l’activité prostitutionnelle relèverait d’une forme de care.
Le refus du système prostitutionnel comme disemporwerment (perte de pouvoir) des hommes
L’approche défendue ici est qu’un engagement « proféministe », c’est à dire un engagement d’hommes contre le pouvoir individuel et collectif des hommes, implique un activisme contre le système prostitutionnel. Je précise néanmoins que j’ai longtemps été empêtré dans des approches que je qualifie désormais de libérales : des approches qui s’attachent à militer contre les normes plutôt que contre les hiérarchies, qui confortent le spectacle de représentations consommables, et qui favorisent l’illusion d’avoir détaché l’individu de la société par la performativité individuelle. Je les qualifie de libérales car elles promeuvent une idée de la liberté qui nie les rapports de forces existants et renforcent ainsi les dominants. La liberté n’y est pas pensée en rapport avec l’égalité. Cette approche libérale me semble aujourd’hui incompatible avec l’engagement proposé ici, qui coïncide plutôt avec ce que Francis Dupuis-Déri a désigné sous le nom de disempowerment :
« Le disempowerment des hommes (…) [implique de réduire notre capacité d’agir] en tant qu’hommes et donc en tant que membres de la classe dominante et privilégiée dans le patriarcat. L’engagement des hommes dans un processus individuel et collectif de disempowerment consiste à réduire le pouvoir que nous exerçons individuellement et collectivement sur les femmes, y compris les féministes ».
Si on observe la réalité prostitutionnelle, on en arrive vite au constat qu’elle participe à l’antagonisme de classe existant entre les sexes : très majoritairement, les femmes sont les vendues-violées-tuées et les hommes les acheteurs-violeurs-tueurs. Les hommes ne sont pas sur des rails qui les affectent à la prostitution, contrairement à de nombreuses femmes, racisées, précarisées : plus de 80% des personnes prostituées sont des femmes et 98% des victimes de la traite à des fins de prostitution sont elles aussi des femmes (Ekman, 2013 :10). Les femmes doivent être, d’une façon ou d’une autre, avec ou sans argent, sexuellement disponibles.
Et force est de constater que : la prostitution dirige la violence des hommes contre les femmes ; elle valide et participe à la culture de prédation sexuelle masculine et elle facilite ainsi le harcèlement sexuel à l’égard de toutes les femmes dans tous les espaces (Bouamama et Legardinier, 2006 : 105) : insécurité physique des femmes qui rejaillit alors en positif sur le confort et la sécurité générale de tous les hommes. Nous savons aussi qu’offrir une personne prostituée est une pratique courante pour communier entre hommes. Ensuite, la symbiose patriarcat/racisme/capitalisme, en affectant des femmes à la prostitution, donne l’occasion aux hommes de se préserver d’une concurrence sur le marché du travail. Bien sûr, on peut faire des distinctions entre les hommes dans leur rapport au système prostitutionnel : entre les prostitueurs et les non-prostitueurs, entre les défenseurs actifs ou passifs du système et les rares qui le refusent et s’y opposent. Reste que, malgré ces distinctions, on peut dire que « Chaque homme vivant dans cette société bénéficie du fait que des femmes sont prostituées, que cet homme-là utilise ou non des femmes en prostitution » (Dworkin, 2007 : 97).
Les hommes, pour valider leur appartenance à la classe de sexe masculine, utilisent entre autres le sexe pour avoir un sexe – « soit par différentiation d’un objet féminin, soit par assimilation d’un objet masculin » (John Stoltenberg, 2013 : 102). En tant que classe, les hommes sont pro-sexe. L’attrait pour une certaine forme de sexe est le moyen pour concrétiser l’identité sexuée des hommes. Et le recours à la prostitution – comme à la pornographie, l’inceste ou encore au harcèlement sexuel au travail – sert à confirmer et concrétiser la masculinité convoitée. Et c’est sans surprise qu’on voit, à gauche, en études de genre et finalement partout, des hommes chercher à légitimer et banaliser le « travail du sexe ». C’est là, l’un des plus vieux métiers du monde des hommes. Et c’est aussi l’une des formes que prend la résistance masculine, pour garder l’accessibilité sexuelle des femmes.
Peu d’hommes s’engagent contre le système prostitutionnel. Je me suis moi-même tu longtemps car : ce ne serait pas mon monde, ça ne me concernerait pas. Soit les hommes éprouvent une certaine appréhension à faire barrage à nos pairs agresseurs-prostitueurs-violeurs, soit nous défendons la prostitution, de façon active, ou avec une passivité toute masculine dés qu’il s’agit des injustices subies par les femmes. Nous savons que si l’on cherche à empêcher un homme d’exercer un pouvoir contre une autre personne, le risque est que ses actes se dirigent contre nous et que les institutions produites par les hommes – pour les besoins des hommes – le protègent et nous enfoncent. Et nous connaissons aussi les crispations épidermiques et colériques que peuvent provoquer en nous les obstacles qui empêcheraient qu’autrui satisfasse nos désirs. Nous connaissons très intimement la mauvaise foi, les intimidations et les agressions dont sont capables les hommes. Nous avons pu les éprouver, les exercer et nous pouvons les observer. Alors, nous laissons faire : ce ne serait pas notre monde. C’est certes facile mais moralement difficilement acceptable.
La plupart des hommes ne cherchent pas à savoir quel est ce monde si étranger et en quoi il pourrait nous concerner. Nous laissons faire les quelques 12% d’hommes « clients » (Saïd Bouamama et Claudine Legardinier 2006 : 68). Mais en agissant ainsi, en choisissant d’ignorer l’oppression des femmes par les hommes, nous participons à créer un contexte favorable aux agissements des prostitueurs et des proxénètes.
Le travail des hommes partisans de la perte de pouvoir des hommes ne consiste pas en une simple prise de conscience de l’oppression patriarcale ; c’est un engagement de chaque instant contre ce qui la reconduit, dans leur corps comme dans la structure sociale. Ces derniers gardent un souvenir vif du fait qu’ils ont pu user des armes masculines et qu’ils peuvent toujours participer activement à l’oppression des femmes. Sans jamais minimiser les effets de leurs contradictions, ils cherchent à les résoudre et y travaillent réellement : agir contre les bénéfices issus de la prostitution ne les empêche pas de s’activer aussi contre les bastions masculins, antiféministes, la répartition inégalitaire du travail domestique, contre toute forme d’exploitation et de violence masculines, dans les rapports sexuels ou ailleurs. Leur opposition au système prostitutionnel ne les exonère des remises en question féministes. Et quoi qu’en disent les adeptes du travail du sexe, les croisades anti-prostitué-es ne les mobilisent pas.
L’opposition au pouvoir des hommes
Les féministes radicales produisent depuis longtemps des analyses sur la prostitution. Lorsque ces analyses ne sont pas caricaturées, elles sont tout simplement ignorées. C’est pourquoi, il est important d’en redonner quelques éléments :
« En prétendant que les femmes choisissent librement de se prostituer, on choisit d’ignorer tant les déséquilibres structurels sociaux, économiques et politiques, que les rapports sexuels de pouvoir entre les femmes et les hommes qui forment le contexte de ces choix et décisions. » (Elaine Audet, 2005: 22)
« Les hommes se servent du corps des femmes dans la prostitution et dans le viol collectif pour communiquer entre eux, pour exprimer ce qu’ils ont en commun. Et ce qu’ils ont en commun, c’est le fait de ne pas être cette femme. Elle devient donc pour chacun le véhicule de sa masculinité et de son homoérotisme ». (Andrea Dworkin, 2007: 90 et 92)
« [L’illogisme masculin sous-tend la prostitution.] L’homme veut et ne veut pas à la fois que la prostitution soit un travail. Il veut pouvoir acheter du sexe, mais désire également que la prostituée l’accomplisse comme si elle n’était pas payée. Il veut la prostitution mais ne veut pas que ça y ressemble. Plus cela est comparable à un travail routinier – plus la femme se comporte comme une caissière de supermarché –, plus il est mécontent. Quoi qu’il lui demande, il sait qu’elle fait cela pour de l’argent, en conséquence, il exige toujours plus – plus d’authenticité, plus de sincérité. Il veut tout son corps, toute sa personnalité, tout son Moi. L’acheteur de sexe est dans un état où il s’abuse lui-même, ce qui le conduit à toujours convoiter ce qu’il ne peut acheter.
C’est le dilemme insoluble de la prostitution. C’est l’une des raisons qui fait que la prostitution ne peut jamais devenir « un travail comme un autre ». » (Kajsa Ekis Ekman, 2013: 116)
« [La] signification de la prostitution n’est pas la même que la signification de la rencontre réciproque. Le fait « d’acheter » ou de « vendre », ou au contraire de partager le désir, est ce qui détermine la signification du rapport, ce qui le fait. Dans la prostitution, la signification qui est négociée entre les protagonistes, c’est l’humiliation de la personne qui « se vend ». C’est une humiliation que l’acheteur achète et dont il jouit, et non une activité mécanique pour laquelle il n’a pas besoin de partenaire. » (Christine Delphy, 2010 :189-190)
« Toute loi ou politique adéquate pour promouvoir les droits humains des prostituées comporte trois parties : décriminaliser et aider les personnes dans la prostitution, criminaliser résolument leurs acheteurs et criminaliser de façon tangible les tiers qui profitent de la prostitution d’autrui. » (Catharine A. MacKinnon, 2014: 85)
De ces divers citations, on retiendra que : la liberté ne peut exister sans égalité ; la prostitution sert aux hommes à mettre en acte leur attachement à la masculinité et à se confirmer « homme » ; elle n’est pas un travail comme un autre ; elle est un rapport spécifique : d’humiliation plutôt que de réciprocité ; et enfin, les moyens proposés pour abolir le système prostitutionnel sont dirigés contre les agents de l’ordre directs, plutôt que contre les opprimé-es.
La production et l’utilité des mythes pour les hommes
La relativisation ou la négation de l’oppression des femmes est une constante chez la plupart des hommes : nous y gagnons un confort quotidien, et nous le protégeons ainsi.
Le système prostitutionnel n’échappe pas à ce procédé : entre cet homme de gauche antisexiste qui annonce qu’il est prostitueur pour aider des femmes en difficulté, et cet autre qui en connaît une qui a choisi cette « profession », la reconnaissance de l’oppression structurelle des hommes est euphémisée et masquée. Les hommes croient possible de noyer les effets de la prostitution par une approche individualisante et libérale, faite de « choix personnel » et de « liberté individuelle ». Pour cela, la plupart des hommes se focalisent sur le témoignage d’Albertine, « escorte de luxe », qui jouit 9 fois sur 10 dans son activité – en ayant, certes, « recours à l’imaginaire des billets pour trouver une excitation suffisante » (Albertine et Welzer-Lang, 2014 : 152). Par contre, celles qui témoignent des souffrances et des mécanismes de survie que la prostitution implique sont, soit purement et simplement ignorées, soit elles sont dénigrées, soupçonnées par exemple de « se repentir dans les bureaux des associations abolitionnistes », et d’« avouer leurs fautes » pour « obtenir ainsi des allègements d’impôts » (Albertine et Welzer-Lang, 2014 : 170-171).
Pour la plupart des adeptes du travail du sexe, la priorité est de changer notre regard et nos représentations à l’égard de la prostitution4. La seule politique valable serait celle qui cherche à enrayer le stigmate subi par les prostitué-es, sans toucher au bénéfice du proxénète, du trafiqueur d’êtres humains, avec pour finalité l’exploitation sexuelle, ou du « prostitueur », mâle-nommé « client ». L’origine et la reconduction masculines du stigmate sont largement minimisées, voire tues. Pour Schaffauser, bien qu’il considère que tous les hommes en sont imprégnés, ce serait pourtant les mobilisé-es contre le système prostitutionnel qui tendent « à maintenir, voire renforcer cette stigmatisation » (2014, 78). L’origine du stigmate proviendrait aussi de la « criminalisation » de l’activité. Mais, comme le résume Beatriz Gimeno : « Le stigmate existe car il est nécessaire à l’existence de la prostitution, car en réalité ce qui est vendu ce n’est pas du sexe mais la dévaluation féminine (…) En réalité, ce que les hommes érotisent dans la prostitution c’est le stigmate. » (cité dans Casas Vila, 2014). Et c’est pourquoi, les pays où la prostitution est décriminalisée n’en sont pas moins producteur du stigmate : ce dernier est partie intégrante du rapport inter-individuel qui fait littéralement jouir les « acheteurs ».
Les hommes se contentent aussi facilement de l’hypothèse que : « L’argent crée une barrière qui indique aux hommes qu’ils doivent respecter certaines règles » (Schaffauser, 2014:116). Les faits décrivent pourtant une réalité bien moins angélique : les personnes prostituées ont un taux de mortalité bien supérieur à la moyenne nationale ; au Canada, entre 1994 et 2003, 85% des personnes prostituées tuées l’avait été par des clients (Morency et Miville-Dechêne, 2014 : 220) ; et « 73% des femmes prostituées disent avoir été sujettes à des agressions physiques dans la prostitution ». Enfin, déjà 62% des femmes prostituées rapportent avoir été violées (Chroniques féministes, 2012 : 62). La barrière que serait l’argent apparaît bien fragile et inefficace. De sorte qu’une prostituée en Allemagne a une probabilité d’être assassinée sept fois plus grande que son homologue suédoise. L’idée que l’argent force le respect, idée qui ne protège en rien les prostitué-es, permet surtout de masquer les possibilités et les moyens d’attaques des hommes. Cette même idée ne prend par ailleurs pas en considération la violence inhérente au fait d’être soumis de manière répétitive à des actes sexuels non-désirés sexuellement. On sait pourtant qu’ils produisent des états de dissociations, tels que ceux associés généralement au viol.
Les hommes acceptent facilement l’idée que l’abolition de la prostitution constituerait une « forme de contrôle patriarcal sur les femmes » (Schaffauser, 2014:186). Une telle abstraction consiste en une inversion des responsabilités et suggère que les féministes abolitionnistes seraient ainsi les partisanes et actrices du patriarcat. Ce type d’inversions des responsabilités est une régularité des logiques antiféministes, largement utilisées par ceux qu’on appelle les masculinistes.
Quant à la supposée morale puritaine que Schaffauser critique, à l’instar de Welzer-Lang avec lequel il a de nombreux points communs, comme il s’agit là encore d’une dénonciation grossière de l’approche féministe, pour y répondre, je vais me contenter de citer ici un militant anarchiste, Errico Malatesta qui nous dit : « se révolter contre toute règle imposée par la force ne veut nullement dire renoncer à toute retenue morale et à tout sentiment d’obligation envers les autres (…) [P]our combattre raisonnablement une morale, il faut lui opposer, en théorie et en pratique, une morale supérieure » (1979: 47). Il se trouve qu’à ce jour, l’activiste du Strass ne propose aucune morale supérieure. Il invite au contraire à un laisser-faire propice aux « acheteurs » qui, dans les faits, réglementerait le système prostitutionnel. Plutôt que de tenter de restreindre le marché patriarcal, raciste et capitaliste, ils facilitent son extension.
Enfin, Schaffauser se déclare à l’écoute et porte parole d’une nouvelle génération militante contre des abolitionnistes qu’il prétend dépassées, vieilles, pas très tendance, en gros majoritairement imprégnées de religieux : le féminisme abolitionniste ne serait qu’une ex-croissance du catholicisme. Pour asseoir ce mensonge, contraire à la composition des mobilisations abolitionnistes, il croit suffisant de restreindre l’abolitionnisme aux accointances religieuses de certain-es « anti-prostitution » ou de certains groupes qui composent le mouvement – comme le NID par exemple. En considérant la religion catholique comme un bloc foncièrement réactionnaire et monolithique, il ne considère pas l’antagonisme entre les sexes en son sein, avec les crispations masculines pour garder le pouvoir. Il évite par ailleurs de constater la similitude entre sa propre légitimation de la prostitution et la litanie sacrificielle que les autorités catholiques – masculines – exige des femmes ; et qui se concrétise par exemple par le fait que les autorités du Vatican s’accommodent sans difficulté de la mise en prostitution de religieuses noires pour, entre autres, des prêtres (Bilé et Ignace, 2009).
Les concepts féministes que Schaffauser mobilise ne sont pas utilisés pour analyser et critiquer le pouvoir des hommes. Les quelques mythes évoqués ici servent de prétexte pour ne pas questionner notre propre pouvoir. Il s’agit de réduire les revendications féministes abolitionnistes, à la seule décriminalisation des prostitué-es, avec pour conséquence de reconduire la disponibilité sexuelle des femmes.
Vulnérabilité masculine 5 et care des hommes
Depuis quelques années, le concept de care a connu un certain engouement dans l’université ou en politique. Les travaux sur le sujet de Carol Gilligan et Joan Tronto ont permis que des métiers hautement féminisés jusqu’alors ignorés soient davantage étudiés ou reconnus. « Le terme de care désigne une attitude envers autrui que l’on peut traduire par le terme d’« attention », de « souci », de « sollicitude » ou de « soin ». Chacune de ses traductions renvoie potentiellement à un aspect du care : le terme d’« attention » insiste sur une manière de percevoir le monde et les autres ; ceux de « souci » et de « sollicitude » renvoient à une manière d’être préoccupé par eux ; enfin, celui de « soin », à une manière de s’en occuper concrètement » (Garreau et Le Goff, 2010 : 5).
Cependant, la reconnaissance du concept s’est accompagnée de nouvelles orientations pour le moins problématiques : en jouissant d’une reconnaissance, le concept est devenu une sorte de gage de légitimité pour tout ce qui aimerait s’en approcher. C’est ainsi en tous les cas que le care est désormais utilisé dans le débat sur la prostitution, par entre autres Schaffauser. Le procédé est en effet séduisant : on affirme qu’une activité relève du care, elle devient alors un métier, avec toute l’utilité sociale que la notion serait supposée impliquer ; elle se métamorphose en une activité dont il faudrait en tous les cas prendre soin. La question de « utile à quoi, à qui ? » est balayée.
Dans un récent article, « La prostitution, c’est l’ennemi de la libération sexuelle », Kajsa Ekis Ekman écrit : « Dans le monde de la prostitution, le mot « travailler » est depuis longtemps utilisé comme euphémisme pour éviter de nommer ce qui se passe, dans une sorte d’ironie perverse. Quelqu’un demandait : « Tu travailles ? », avec un certain regard, et l’autre personne pigeait ». On peut tirer de cela, même si ce n’est pas ce que pointe l’auteure suédoise, qu’appliquer le mot « travail » à la prostitution consiste à reprendre le langage de l’oppresseur. Il se trouve que c’est le mécanisme qui est à l’œuvre avec le mot care. La même logique est présente dans les métiers du soins : des hommes, soignés ou soignants, reproduisent la même ironie perverse à l’égard des soignantes, sauf qu’à la place du « tu travailles ? », ils suggèrent un « tu me soignes ? ». En fait, la défense de la prostitution comme care renseigne davantage sur le vécu et les aspirations masculines que sur la prostitution6.
Et, on peut constater que le care est effectivement une porte d’entrée saisie par des hommes pour tenter de prostituer des femmes et redéfinir les métiers de soins. Les exemples ne manquent pas : en 2010, une infirmière hollandaise a fait l’objet d’une plainte déposée par un patient de 42 ans qui s’estimait en droit d’exiger d’elle une masturbation ; récemment encore, l’AVFT a interpellé le Ministère de la Santé sur une dérive inquiétante : dans un établissement de soins, l’usage de pornographie était pensé comme une thérapeutique (Baldeck, 2015). Enfin, toujours pour corroborer ce point, je m’autorise ici une anecdote. Il y a quelques jours, une aide-soignante, qui débutait dans le service où j’exerce, a reçu de plein fouet « l’invitation » suivante : alors qu’elle avait des difficultés à effectuer la toilette intime d’un patient, celui-ci lui a dit : « Si t’y arrives pas avec les mains, fais-le avec la bouche. » Cette anecdote est une illustration parfaite de la définition du care des hommes, en adéquation avec notre auteur.
La mécanique masculine pro-sexe suppose que les soignantes devraient être sexuellement disponibles pour les hommes. Les soignantes devraient accepter les « invitations » et se conformer aux exigences des hommes soignés ; elles savent pourtant qu’être prostituée n’a rien à voir avec le care pratiqué quotidiennement. De sorte que, sauf exception rarissime, les soignantes n’éprouvent aucun stress post-traumatique du fait des soins prodigués, contrairement aux études effectuées auprès des prostituées qui sont 68 à 80% à en souffrir (Salmona, 2013: 46).
Les hommes soignants ne sont pas assujettis à une sexualisation récurrente par les soigné-es. Les soignantes au contraire connaissent bien les attouchements, les supposées « blagues » sexuelles et les regards lubriques, tout imbibé du « fantasme de l’infirmière ». Elles bataillent au quotidien contre le type de « soins » défendu par les hommes et la non-prise en compte institutionnelle des violences qu’ils exercent. Leur résistance à la sexualisation des hommes est déjà un signe de leur refus d’être prostituables.
En définitive, l’usage du care par Schaffauser ne sert qu’à reformuler la supposée misère sexuelle masculine, dont la société devrait prendre soin avant toute autre chose, en laissant la virilité indemne de toute critique.
Conclusion
Les connaissances de Schaffauser sur le genre ou sur le « féminisme des travailleuses du sexe » (Schaffauser, 2014 : 122) ne servent pas, à partir de sa position sociale, à critiquer la classe des hommes et sa propre position sociale. Les bénéfices – individuels ou collectifs des hommes – restent intacts, tout comme le mépris et les armes masculines qui sont dissimulées. Les prostitueurs en sortent rassurés et légitimés, et tout homme profite du contexte misogyne que provoque l’existence et la défense du système prostitutionnel. C’est là une manière de trahir les féministes qui, elles, nous poussent à ce que nous nous engagions enfin à changer nos pratiques (Dworkin, 2014).
Comme les autres luttes abolitionnistes qui l’ont précédée, par exemple celle concernant l’esclavage, l’abolition de la prostitution rencontre de fortes résistances de la part des bénéficiaires du système. Parmi ces derniers, nombreux sont ceux qui cherchent à faire de l’abolitionnisme une insulte ou une « morale puritaine ». A ce titre, le mantra néo-réglementariste « Putophobe ! Putophobe ! » est assez exemplaire d’une mise en scène propice au statu-quo.
L’opposition masculine à envisager l’abolition du système prostitutionnel au niveau politique et social renouvelle le pouvoir masculin face à celles qui l’attaquent. Le travail des hommes soucieux de liberté et de justice n’est pas de chercher des prétendues failles dans les analyses et les propositions des féministes ; ni de réduire leurs revendications ; et encore moins de saboter leurs mobilisations. Les hommes partisans de la perte de pouvoir des hommes cherchent à s’attaquer à l’ensemble des bénéfices dont ils jouissent dans le patriarcat. Leur travail est de paver des voies qui désertent l’allégeance aux intérêts masculins : en désavouant les pratiques, les groupes et les institutions, des hommes, qui les protègent ou les défendent, en amenant d’autres hommes sur les positions féministes radicales, et en facilitant les mobilisations en cours.
De notre place, il y a à faire.
Yeun Lagadeuc-Ygouf
BIBLIOGRAPHIE :
Albertine et Daniel Welzer-Lang : La putain et le sociologue, éd. La musardine , 2014.
Elaine Audet : Prostitution – perspectives féministes, éd. Sisyphe, 2005.
Marilyn Baldeck : « Lettre au directeur d’un EHPAD au sujet de l’utilisation de la pornographie comme méthode thérapeutique » (http://www.avft.org/article.php?id_article=784)
Serge Bilé et Audifac Ignace : Et si Dieu n’aimait pas les noirs – enquête sur le racisme aujourd’hui au Vatican, éd. Pascal Galodé, 2009.
Gérard Berréby et Raoul Vaneigem : Rien n’est fini, tout commence, éd. Allia, 2014.
Saïd Bouamama et Claudine Legardinier : Les clients de la prostitution, éd. Presses de la renaissance, 2006.
Gloria Casas Vila : compte-rendu à paraître du livre de Beatriz Gimeno : La prostitución. Aportaciones para un debate abierto, éd. Bellaterra, 2012.
Mona Chollet : « Surprenante convergence sur la prostitution », Le Monde diplomatique, septembre 2014.
Chronique féministes : Le marché du sexe, n°70, octobre/novembre 1999, ré-édition 2011(en particulier : « La prostitution comme si vous y étiez »)
Chronique féministes : Prostitution et faux semblant, n°109, juin 2012.
Christine Delphy : Un universalisme si particulier – féminisme et exceptions française (1980-2010), éd. Syllepse, 2010.
Christine Delphy : L’ennemi principal – économie politique du patriarcat, éd. Syllepse, 1998.
Francis Dupuis-Déri : « Petit guide de «disempowerment» pour hommes proféministes », revue Possibles, 2014 (également disponible sur internet)
Andrea Dworkin : « Je veux une trêve de vingt-quatre heures durant laquelle il n’y aura pas de viol » (traduction par la collective Tradfem en 2014, dispo. sur internet)
Andrea Dworkin : Pouvoir et violence sexiste, éd. Sisyphe, 2007.
Kajsa Ekis Ekman : L’être et la marchandise – prostitution, maternité de substitution et dissociation de soi, éd. M éditeur, 2013.
Marie Garreau et Alice Le Goff : Care, justice et dépendance, éd. PUF, 2010.
Colette Guillaumin : Sexe, race et pratique du pouvoir -L’idée de nature, éd. Côté-femmes, 1992.
Catharine A. MacKinnon : Traite, prostitution, inégalité, éd. M. éditeur, 2014.
Errico Malatesta : Articles politiques, ed : Union générale d’éditions, 1979.
Morency Catherine et Miville-Dechêne Julie : « La violence faite aux femmes dans la prostitution au Canada – enjeux et démystification d’un phénomène controversé » dans Responsabilités et violences envers les femmes, Risse David et Smedslund Katja (sous la direction de), Presses de l’Université du Québec, 2014.
Muriel Salmona : Le livre noir des violences sexuelles, éd. Dunod, 2013.
Thierry Schaffauser : Les luttes des putes, éd. La Fabrique, 2014.
John Stoltenberg : Refuser d’être un homme – pour en finir avec la virilité, éd. Syllepse, 2013.
1Sur le concept de classe de sexe, voir entre autres : Delphy, 1998 ; Guillaumin, 1992
2Schaffauser : « Les féministes et le garçon transpédégouine », dans la revue Minorités.
Le fait que Schaffauser utilise un « nous » pour parler des « putes », un « nous » qui inclue les hommes et les femmes, est pour le moins problématique en termes féministes (Dworkin, 2007 : 97), car il masque ainsi sa propre position sociale de dominant.
3Schaffauser (2014 : 16) préfère la formule « travail sexuel » à celle de « travail du sexe ». Je garderai cette dernière car elle à l’avantage de référer explicitement au sexe, plutôt qu’à la sexualité.
4 J’ai moi-même pitoyablement appliqué ce principe post-moderne quand une copine m’avait raconté une altercation avec son voisin : « Eh alors, c’est rien s’il t’a traité de pute. « Pute », c’est pas une insulte ». Un raisonnement épatant : j’occultais les violences en feignant de ne pas les entendre et je mecspliquais.
5Formule de Pascale Molinier et al., tiré de « Prenons soin des putes », cité dans Schaffauser (2014:140).
6Merci à Mélanie Jouitteau pour cette remarque.
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