Les autres hommes par John Stoltenberg

[L’article qui suit est tiré du livre Refuser d’être un homme – pour en finir avec la virilité de John Stoltenberg.]

Certains d’entre nous sont les autres hommes dont certains d’entre nous se méfient  beaucoup. Certains d’entre nous sont les autres hommes auxquels certains d’entre nous ne font pas confiance. Pourtant, certains d’entre nous sont les autres hommes que certains d’entre nous veulent approcher et côtoyer. Certains d’entre nous sont les autres hommes que certains d’entre nous rêvent d’embrasser.

Le monde des autres hommes est un monde dans lequel nous vivons derrière une barrière – parce que notre sécurité l’exige, parce que nous comprenons qu’il y a quelque chose chez les autres hommes dont nous savons qu’il faut nous protéger. Le monde des autres hommes est aussi un monde dans lequel nous savons que nous sommes évalués par d’autres hommes, jugés par eux et parfois menacés par eux. Le monde des autres hommes peut être, nous le savons, un endroit inquiétant et dangereux.

Je suis obsédé par les autres hommes depuis très longtemps. J’ai vécu plusieurs années de ma vie à me torturer à propos de mon sentiment de différence vis-à-vis des autres hommes. J’ai voulu plus que tout ressembler aux autres hommes, au-delà même de mes espérances. En même temps, j’ai nourri une terreur à propos des autres hommes : j’ai eu peur qu’ils ne soient pas dupes de mes tentatives d’agir en homme, peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas trouver ma place, de ne pas assurer. Beaucoup d’hommes avec qui je parle sont aussi, de diverses façons, obsédés par les autres hommes. Nous n’en parlons pas facilement ; nous n’avons pas vraiment les mots pour cela. Mais le problème est toujours là, en nous et entre nous : de quelle façon se construit-on une identité dans nos relations avec les autres hommes ? Quels sont les arrangements et les gratifications que l’on s’octroie, selon le score que l’on se donne sur une échelle imaginaire de masculinité ? Si vous pensez avoir un score relativement élevé, ou relativement bas, vous faites certains choix de vie, vous choisissez le meilleur lot à tirer de la quantité de virilité que vous croyez posséder. Et toujours, les autres hommes constituent la mesure de l’homme que vous tentez d’être.

En tant qu’individus et en tant que mouvement d’hommes proféministes, nous avons besoin de comprendre la nature de ce problème – pourquoi le problème est celui-là et comment y réfléchir pour pouvoir le résoudre dans nos vies.

La nature du problème

Une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à me passionner à tel point pour le féminisme radical est qu’il semblait résoudre pour moi un dilemme au sujet de ma relation aux autres hommes. Je m’étais toujours senti irrémédiablement différent – même quand personne ne le remarquait, je le savais ; je savais que je n’étais pas vraiment l’un d’eux. Dès que je suis entré en contact avec les idées du féminisme radical, celles-ci ont semblé mettre fin à ce malaise. Le féminisme radical m’a aidé à imaginer un avenir de justice de genre, une ouverture à la possibilité que les hommes n’aient pas à être grossiers et brutaux, que les femmes n’aient pas à être coquettes et superficielles. C’est un idéal qui m’a donné de l’énergie. Cela m’a aidé à percevoir toute la structure patriarcale du genre comme une construction sociale plutôt que comme un constat définitif sur nos natures – ou un constat définitif sur la mienne. Le féminisme radical m’a aidé à valoriser en moi les différences que je ressentais d’avec les autres hommes ; il m’a aidé à prendre conscience de mes liens avec le vécu des femmes, moi qui n’avais pas imaginé trouver auprès d’elles un modèle d’existence. Et il est également vrai – et peu facile à admettre – que le féminisme radical a contribué à me fournir un cadre dans lequel exprimer ma colère envers les autres hommes – une colère qui, comme le savent beaucoup d’entre nous, peut s’avérer très profonde. Je crois que beaucoup d’hommes qui sont devenus antisexistes l’ont fait dans une dynamique semblable. De différentes manières, le féminisme a soufflé comme un courant d’air frais dans une existence passée à nous torturer et à angoisser au sujet de la place des autres hommes dans notre vie. Le féminisme a aidé quelques-uns d’entre nous à respirer un peu mieux.

Mais ce serait une erreur d’affirmer que l’antisexisme d’un homme met fin à son ambivalence à l’égard des autres hommes. Je crois qu’une conscience antisexiste a même pour effet d’exacerber ce conflit. Un tel homme perçoit encore plus clairement chez d’autres hommes les comportements et attitudes qu’il rejette en lui-même, en comprenant plus de choses sur leur signification. En un sens, ce sont les comportements et attitudes dont il veut se défaire et, d’une certaine façon, les autres hommes lui rappellent les parties de lui-même qui n’ont pas réellement changé. Et, même s’il s’est brièvement senti bien d’être différent des autres hommes, une partie de lui-même trouve maintenant cette différence insuffisante. Alors sa colère contre les autres hommes s’intensifie : c’est un moyen de continuer à se percevoir comme une exception. Mais en
même temps, la compagnie des autres hommes lui manque – leur aise, leur présence, le plaisir qu’il ressentait avec eux et dont il se souvient encore.

Pour beaucoup d’hommes, la question des autres hommes est un conflit classique d’attirance-répulsion. Pour un homme dont la vie est de plus en plus liée à l’antisexisme, ce conflit est déchirant. Cet homme se demande ce que cela signifie d’être un homme et s’il en ressent de la honte ou de la fierté.

Pour les hommes antisexistes qui sont gays, ce conflit a un aspect manifestement sexuel. Plus un homme devient sensible au sexisme des autres hommes, plus il tient à ce que ses partenaires soient des hommes qui partagent sa vision du monde, et moins il est capable
de se prêter à des conversations superficielles et des blagues sexistes pour obtenir la sorte de camaraderie qu’il cherche. L’homme qui accorde de l’importance aux valeurs politicosexuelles de ses partenaires se voit de plus en plus forcé à choisir entre l’abandon de ses principes et celui de sa vie sexuelle. Un homme de valeur est difficile à trouver, comme vous le dira quiconque en a cherché.

Mais qu’un homme cherche ou non à vivre une sexualité dans sa relation avec d’autres hommes, il est confronté à un dilemme apparemment insoluble : il a ses idées, ses convictions, ses valeurs et son engagement à propos d’un avenir de justice où le genre ne nous diviserait pas ; et il désire la compagnie et la reconnaissance d’autres hommes – des hommes qui, en règle générale, ne partagent pas son antisexisme.

Bon nombre d’entre nous avons perdu des amis masculins en raison de notre engagement antisexiste, pour la raison à la fois simple et terriblement complexe que nous ne pouvions plus supporter le sexisme d’un ami. Il semble n’exister que deux solutions intenables : l’affiliation et l’assimilation aux autres hommes, c’est-à-dire rentrer dans le rang des hommes, à leurs conditions ; ou alors la séparation et l’éloignement, le parti de l’isolement. Aucun de ces deux choix ne semble présenter de promesse ou de possibilité durable ; et à ma connaissance, ni l’un ni l’autre ne fonctionne vraiment. On ne peut passer tout son temps auprès d’hommes qui ne s’efforcent pas d’être antisexistes et se sentir bien dans sa peau – cela ne fonctionne tout simplement pas. Et on ne peut se sentir bien dans sa peau en se coupant des autres hommes ; ce genre de séparation en vient à définir et absorber tout ce que vous faites ; votre identité devient celle d’une personne qui s’est écartée sans but des autres hommes. Il n’est pas étonnant, donc, que tant d’entre nous trouvions séduisante l’idée d’une fraternité qui ignore les femmes – une fraternité qui rendrait plus facile d’aimer être un homme faute d’avoir à prendre au sérieux la vie des femmes, faute de devoir tenir compte de ce que les hommes ont fait aux femmes, et cela parce qu’on habiterait un monde entièrement circonscrit par d’autres hommes, les seuls êtres à compter vraiment. Après tout, c’est bien ce que la plupart des hommes semblent apprécier par-dessus tout dans le fait d’être des hommes : ils ne sont pas des femmes et ils savent qu’ils n’ont jamais à porter réellement attention au vécu des femmes.

Bon nombre d’entre nous s’attendent tellement à être isolés des autres hommes que l’idée même de coopérer avec des hommes antisexistes à transformer les choses peut nous amener à penser : « Qu’est-ce qui me dit que ces hommes sont vraiment différents ? Que leurs valeurs ne sont pas identiques à celles des autres hommes ? Et comment savoir, si je me range avec eux, que j’arriverai à rester différent ? » Pour bon nombre d’entre nous, notre féminisme est presque synonyme d’un isolement des autres hommes. Et notre isolement devient si paralysant qu’il nous empêche de faire quoi que ce soit pour mettre en pratique nos convictions antisexistes. En voici un exemple. Ces dernières années, il y a eu quelques hommes – très peu nombreux mais il en existe, aux États-Unis et
ailleurs – pour reconnaître dans la pornographie les valeurs mêmes qui imprègnent le pouvoir collectif et individuel des hommes sur les femmes, soit une structure patriarcale doublée d’une misogynie érotisée. Cette prise de conscience a été douloureuse ; elle a même laissé certains de ces hommes en larmes – pas des larmes sentimentales et complaisantes, mais des larmes de douleur terrible, horrifiée par l’inhumanité des hommes envers les femmes. Et ces quelques hommes ont reconnu à quel point la pornographie imitait et contribuait à transposer dans leur sexualité une relation de pouvoir entre les hommes et les femmes, une relation faite de domination et de soumission. Ils constatent aujourd’hui que ce que la plus grande partie de la pornographie enseigne, ce qu’elle montre, ce qu’elle vante, fonctionne comme un manuel pour la plupart des hommes – un manuel sur les façons d’appréhender leur propre identité, de considérer les femmes et de continuer à faire de la domination et de la soumission l’idée de base de ce qui est sexy pour la plupart des gens. Ces quelques hommes en sont venus à voir que le modèle de domination/soumission dans la sexualité constitue la sombre assise de la domination et de la soumission dans le monde. Et qu’ont fait ces hommes de leur prise de conscience ? Eh bien, il y a eu des actions, des manifestations, des envois de lettres et du soutien accordé au mouvement des féministes radicales. Celles-ci mènent en effet de longue date un travail ardu pour alerter les gens au sujet de ce modèle pornographique de domination/soumission, base de la superstructure sexiste. Toutefois, cette prise de conscience arrive trop souvent aux hommes dans l’isolement et cet isolement est en soi paralysant.

Nous avons pour idéal un monde de justice sexuelle, et nous voulons pour amis et alliés des hommes capables d’entrer avec nous dans ce monde. Nous voulons des amis qui respectent nos amies. Nous voulons des amis avec qui avoir des conversations sans devoir censurer notre engagement politique. Nous voulons des amis qui contribuent aussi à créer ce monde et qui vont nous aider à y arriver. Et pourtant c’est un fait qu’il suffit parfois d’un seul homme pour nous faire renier notre antisexisme. Qu’il advienne une situation avec un autre homme – une situation qui sera différente pour chacun de nous – et, si nous souhaitons ardemment la présence, l’estime et la complicité de cet homme, nous renions nos convictions pour établir ce lien ; nous tairons nos convictions pour nous lier à lui.

Pourquoi le problème est ce qu’il est

Ne perdons pas de vue que notre antisexisme s’enracine dans le féminisme, qui procède d’une analyse de classes de sexe. Cette analyse qui fonde notre travail concerne la domination des hommes sur les femmes et sur d’autres personnes ; elle montre comment cette structure est culturelle et non biologique, et pourquoi elle peut changer ; comment les hommes ne sont pas par nature ce qu’ils sont dans la société, et qu’en même temps ils sont dans la société ces hommes-là ; comment le système de classes de sexe est patriarcal et pourquoi il faut l’abolir. Cette analyse désigne à la fois la possibilité et la responsabilité de faire du monde un endroit différent. Comment savons-nous qu’un changement est réellement possible ? Une réponse importante à cette question figure dans un passage du livre Our Blood, où l’auteure, Andrea Dworkin, fait une distinction essentielle entre réalité et vérité :

La réalité est sociale, la réalité est tout ce que les gens croient être réel à un moment donné. […] La réalité dépend toujours de la politique en général et de la politique sexuelle en particulier – c’est-à-dire qu’elle sert les dominants en renforçant et en justifiant leur droit à dominer les personnes dépourvues de pouvoir. La réalité reflète toutes les prémisses sur lesquelles sont bâties les institutions sociales et culturelles. […] La réalité est imposée par ceux qui en bénéficient, de façon à lui donner l’apparence de l’évidence. La réalité se perpétue spontanément, en ce sens que les institutions culturelles et sociales bâties sur ses prémisses illustrent et imposent également ces prémisses. […] La réalité présentée est, bien sûr, qu’il existe deux sexes, le masculin et le féminin ; que ces deux sexes sont en opposition, dans un rapport de polarité ; que le masculin est intrinsèquement positif et le féminin intrinsèquement négatif ; et que les pôles positifs et négatifs de l’existence humaine s’unissent naturellement pour former un tout harmonieux.

La vérité, en revanche, est loin d’être aussi accessible que la réalité. […] La vérité est absolue en ce sens qu’elle existe réellement et […] l’humanité a pour projet de la trouver afin que la réalité puisse prendre assise sur elle.
J’ai effectué cette distinction entre vérité et réalité pour me permettre de dire quelque chose de très simple, à savoir que même si le système de polarité de genre est réel, il n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai qu’il existe deux sexes qui sont distincts et opposés, qui sont dans un rapport de polarité, qui s’unissent naturellement et de façon évidente pour former un tout harmonieux. […] Le système basé sur ce modèle polaire d’existence est absolument réel ; mais le modèle lui-même n’est pas vrai. Nous vivons aux mains d’une illusion perverse, une illusion sur laquelle est construit l’ensemble de la réalité telle que nous la connaissons (Dworkin, 1981).

Alors nous y voilà, des hommes dans un système de suprématie masculine, dans une classe de sexe patriarcale, et nous y sommes en tant qu’hommes. Qu’allons-nous faire de cela ? Et pourquoi est-il si difficile et si impensable de vivre en tant que traître à cette classe de sexe ? Pourquoi réagissons-nous si nerveusement à la simple idée d’avoir une conversation avec un autre homme où nous affirmons nos convictions et rejetons les siennes quand ce qui est en cause est l’ordre patriarcal ?

On a pourtant vu des individus retirer leur allégeance à d’autres types de classes sans éprouver la même crise identitaire. Par exemple, quelques enfants de riches ont consacré leur vie à la justice sociale. Ils et elles n’ont pas toujours entrepris les meilleures actions, mais ces gens ont compris qu’il était inacceptable que des personnes soient pauvres et aient faim : leur propre vie pouvait compter et ils et elles pouvaient agir pour changer les choses. Même si leur famille a pu les traiter avec mépris, ces personnes ont persisté, en fonction d’un besoin ressenti, à créer de la justice sociale dans leur milieu – sans y perdre leur identité. En fait, je crois que bon nombre de ces personnes diraient avoir découvert par leur militantisme une meilleure vision d’elles-mêmes que par le passé. D’une façon relativement analogue, des blancs et des blanches ont compris que grandir avec la peau blanche aux États-Unis, c’est devenir une personne raciste et que, soit l’on fait quelque chose et l’on s’efforce concrètement d’être antiraciste, soit l’on est raciste. C’est un choix, et éviter ce choix, c’est choisir d’être raciste. Dans leur effort pour transformer leur racisme et celui de la société, ces personnes blanches n’ont pas toujours entrepris les meilleures actions, mais elles ont agi en comprenant que la haine raciale était inacceptable. En tant que personnes militant pour la justice raciale, elles ont vécu beaucoup d’animosité de la part d’autres blancs et blanches, qui voyaient leurs intérêts de classe de race menacés, mais elles ont persisté sans perdre leur sentiment d’identité ; au contraire, elles ont conservé ce qu’elles étaient, la meilleure part de leur identité personnelle.

On peut mesurer à quel point la classe de sexe détermine « qui nous sommes fondamentalement » au constat que, pour nous les hommes, renier les intérêts de notre classe de sexe nous donne l’impression de disparaître. L’appartenance tangible à la classe de sexe des hommes est notre principale voie identitaire. C’est une trajectoire familière : on grandit et devient un garçon, on est amené par la terreur à agir en garçon, récompensé d’être un garçon et conduit à se dissocier de sa mère en adoptant toute une gamme de peurs et de haines à l’égard des femmes ; bref, on apprend ce que l’on doit apprendre pour être accepté dans la confrérie des autres hommes. Les femmes valident cette identité-là et nous comptons sur les femmes à cette fin. Mais cette identité, nous l’obtenons des autres hommes ; ce sont les autres hommes sur qui nous comptons comme arbitres de l’identité de classe de sexe, celle qui s’implante en nous, une identité si proche de ce que nous croyons être que s’en détacher nous terrifie.

Cette construction de l’identité au moyen de la classe de sexe n’est pas la seule façon de savoir qui nous sommes au fond. Il existe pour cela une autre méthode que nous utilisons parfois : elle découle de la part de nous-mêmes qui souhaite la justice, l’empathie et le respect entre les personnes, une part qui est très proche de notre antisexisme et de nos idéaux de justice. C’est cette part de nous-mêmes qui fuit la haine sexualisée ; qui souhaite de l’attention et de la réciprocité, à la fois dans le sexe et dans le monde ; qui souhaite déjà vivre une égalité entre les sexes. J’aimerais appeler cette part de nous-mêmes notre identité morale. Je n’utilise pas le mot « morale » au sens de vertu, de pureté ou de rectitude politique ; ce que je désigne par identité morale est cette part de nous-mêmes qui reconnaît la différence entre la justice et l’injustice, même de façon vague. C’est celle qui arrive à prendre en compte ce que nous voyons, ce que nous faisons et ce que font d’autres personnes au regard d’une certaine impression subjective de ce à quoi la justice devrait ressembler. C’est cette part de nous-mêmes qui est aussi capable de vivre au-delà du genre – et qui le fait parfois. C’est aussi la part qui est au plus près de notre vécu lorsque nous ressentons beaucoup de remords et de douleur devant la souffrance et l’injustice que nous voyons dans le monde.

Mais le sentiment personnel lié à cette identité morale se heurte en nous à l’identité issue de notre classe de sexe. Nous avons appris qu’il peut être très douloureux pour nous de voir en face la souffrance imposée dans un monde patriarcal, de la considérer sérieusement. Nous avons aussi appris que chasser de notre esprit toute conscience de la gravité de cette situation est plus facile que d’améliorer les choses. Alors nous essayons d’avoir sur la vie un regard qui soit moins déprimant. Pourtant, notre amorce d’identité morale continue à se faire entendre, même quand ses murmures nous poussent au désespoir et au déni.

Qu’est-ce qui est le plus réel pour nous : notre identité morale ou notre identité de classe de sexe ? Laquelle nous confère la plus grande impression de réalité ? Laquelle nous redonne plus que l’autre le sentiment de qui nous voulons être ? Ces deux constructions identitaires s’affrontent en nous. Nous entrons et sortons de notre identité morale, et il existe pour chacun de nous des circonstances particulières qui nous incitent beaucoup à en sortir – des épisodes de colère vengeresse, par exemple, ou de simple paresse. Quant à notre identité de classe de sexe, nous avons moins tendance à y entrer et sortir de notre identité de classe de sexe. Notre impression d’être à la hauteur connaît certes des hauts et des bas. Mais, en fait, nous demeurons au sein de cette identité et ce, plus que nous ne le croyons. Notre identité de classe de sexe est une constante, et nous y sommes fondamentalement fidèles. Notre identité morale est plus éphémère, et nous avons tendance à n’y adhérer que lorsque les choses vont bien. Les autres hommes représentent pour nous le noeud de ce dilemme – et c’est particulièrement vrai de ceux qui sont à l’aise dans leur identité et leur statut de classe de sexe. Ce n’est pas compliqué pour eux ; ce l’est pour nous. Nous admirons leur bagout, leur masculinité complaisante ; en même temps, nous sommes en colère contre eux et nous ne voulons pas leur ressembler. Nous vivons surtout ce dilemme quand nous nous sentons coincés entre les autres hommes et le féminisme. Par exemple, l’identité morale d’un homme antisexiste peut réagir à l’analyse féministe du système des classes de sexe par le souhait d’y constituer une exception, en ne voulant pas ressembler aux hommes que décrit cette analyse, en voulant s’assurer de vivre de telle façon que l’analyse cesse d’être vraie dans son cas particulier. C’est alors que son identité de classe de sexe rejette toute critique des hommes en tant que classe, elle réagit soit comme si l’homme qu’il est devait défendre toute sa classe de sexe, soit comme si sa vie spectaculairement exemplaire rachetait cette classe et réfutait donc cette analyse ; son identité de classe de sexe veut rentrer dans le rang, elle veut forger des alliances avec les autres hommes à n’importe quelles conditions. Par contre, l’identité morale de cet homme reconnaît la vérité de l’analyse de classes de sexe et croit que les individus, dont lui-même, peuvent critiquer le patriarcat, peuvent se transformer eux-mêmes et modifier la culture ; son identité morale reconnaît la façon dont il est différent de sa classe de sexe, mais en demeure malgré tout partie prenante au plus haut degré. L’identité de classe de sexe de cet homme tient avant tout à ce qu’il continue à s’identifier à la classe masculine.

Nous pouvons à tout moment troquer notre identité morale contre notre identité de classe de sexe. C’est vraiment très facile et cela peut tout à fait se produire sans que l’on s’en rende compte. Pour la plupart d’entre nous, s’interroger sur les autres hommes crée même une pression à abandonner notre identité morale puisque, pour échanger avec les autres hommes selon leurs normes, c’est presque toujours ce que nous devons faire.

Comprendre  l’inscription de cet enjeu dans nos vies

Alors, que pouvons-nous faire ? Comment résoudre cette tension problématique dans notre propre vie ? Comment nous est-il possible de la décoder pour arriver peut-être à y trouver des solutions, en tant qu’individu et en tant que mouvement ?

D’abord, il doit être clair que nous ne parlons pas d’une stratégie de marketing pour le mouvement des hommes proféministes ; nous ne parlons pas d’une façon de présenter et promouvoir le mouvement proféministe qui susciterait l’enthousiasme de l’ensemble des hommes. Il ne s’agit pas non plus d’une réponse superficielle, d’une distinction entre conscience et camaraderie. Enfin, nous ne parlons pas d’une autre superbe occasion de se regarder le nombril – car il est clair que nous n’en manquons pas !

Je crois que le noeud du problème réside dans la question : qui choisissons-nous de devenir ?

À mon avis, l’exigence de mettre l’accent sur un militantisme antisexiste est vraiment la seule façon de préserver le choix de tenir en vie et en alerte notre identité morale. Je ne crois pas que celle-ci puisse survivre en l’absence d’un engagement concret. Elle ne peut se contenter d’exister dans notre esprit ou dans un énoncé de principes personnels. Elle doit s’exprimer par l’action.

Je n’ai pas de réponse à la question « Mais alors qu’est-ce qui arrive à l’identité de classe de sexe que nous semblons toujours traîner avec nous ? » Ce que je sais, c’est qu’on peut laisser son identité morale éclairer sa vie plus souvent. En tant que mouvement et en tant qu’individus, nous ne pouvons clarifier la question de notre identité morale en évoquant une fraternité basée sur l’inconscience, une fraternité allant de soi, dont le seul but devient d’étreindre des hommes pour la seule raison que ce sont des hommes – à l’instar d’un immense club réservé à notre classe de sexe. Cette tendance ne permet pas de transformation personnelle dans l’effort déployé pour conserver et développer son identité morale. Le changement auquel nous aspirons doit miser sur une nouvelle intégration personnelle, une identité radicale et nouvelle, une subjectivité qui sait qui elle est par rapport au réel et qui elle est par rapport à la vérité. Il nous faut un double regard, qui garde à l’esprit aussi bien la réalité que nous sommes des hommes dans le système de classes de sexe et la vérité d’un avenir possible au-delà de ce système. Nous avons besoin de savoir, « Oui, en tant qu’hommes, nous en faisons partie. Cependant, nous sommes des hommes qui essayons de vivre différemment, de créer par nos vies une différence. » Je crois qu’il nous faut, comme individus et comme mouvement, l’exigence d’un engagement capable de nous changer, nous et la société, et non simplement celle de mesures qui entretiennent notre organisation, nos structures sociales interpersonnelles. Faute d’engagement antisexiste concret, notre identité morale entrera en hibernation, et plus elle dormira longtemps, moins elle ressemblera à ce que nous pourrions devenir. En tant qu’individus et en tant que mouvement, nous ne devons pas nous imaginer comme des rédempteurs de notre classe de sexe, comme les hommes qui prouveront sur la place publique que les hommes ne sont pas aussi mauvais que d’aucunes l’ont dit – c’est là un piège que nous tend une identité de classe de sexe déterminée à retrouver le confort d’une complaisance masculine aveugle, décidée à s’autocongratuler pour se forger une apparence de dignité.

La fierté à laquelle nous aspirons n’est pas d’être des hommes, mais d’être des hommes qui… – des hommes qui vivent leur vie d’une façon qui changera le monde.
Nous devons agir pour transformer la subjectivité – la nôtre et celle des autres. Si nous ne devenons pas ces agents, nous aurons trahi complètement la vie des femmes, et nous aurons sacrifié une part de nous-mêmes qui est précieuse et rare sur cette terre.

0_1

2 commentaires sur « Les autres hommes par John Stoltenberg »

Les commentaires sont fermés.