Déviriliser le monde, une urgence

Plusieurs publications féministes sortiront prochainement en librairie : Féminisme et réseaux sociaux – une histoire d’amour et de haine(éd. Hors d’atteinte) de Elvire Duvelle-Charles et Déviriliser le monde – demain sera féministe ou ne sera pas (éd. Rue de l’échiquier) de Céline Piques.  Les deux autrices sont des activistes de longue date ; la première a débuté au sein des Femen, la seconde est dans Osez le féminisme !, en tant qu’actuelle présidente de l’asso.

Bien que l’ouvrage Féminisme et réseaux sociaux m’ait fait découvrir tout un pan de l’activisme numérique – de sa force mais aussi des difficultés, des pièges et des impasses rencontrées dans ce type de mobilisation – je vais me concentrer sur l’ouvrage de Céline Piques.

Son Déviriliser le monde, pensé « comme un manifeste politique », est le 3ème titre féministe de la belle petite collection Les incisives, après celui de Réjane Sénac (L’égalité sans condition) et celui de Reine Prat (Exploser le plafond).

Dans son avant-propos, l’autrice précise qu’elle défend un « féminisme matérialiste » associé à une perspective « écoféministe ». Les cinq chapitres qui suivent alors se déclinent ainsi : « lutter contre les violences masculines », « lutter contre les violences prostitutionnelles et pornocriminelles », « se réapproprier nos corps », « se réapproprier notre travail et repenser la famille », et pour conclure « se réapproprier nos vies ». Un vaste programme qui traite aussi bien du lesbianisme, du travail ménager, de la fiscalité, de la correctionnalisation des viols, des droits reproductifs, de la médecine, de la stratégie de l’agresseur, de l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes, et des désastres écologiques en cours ; avec parfois, pour ce faire, une mise en comparaison avec d’autres pays.

J’ai particulièrement apprécié sa critique du « consentement » – « un concept vicié » – qui rejoint celle de C. Le Magueresse, ainsi que sa dénonciation du calcul des impôts, qui va dans le même sens que le diagnostic posé par C. Delphy. Certaines des propositions de Céline Piques consiste en un recours à l’état pour pallier les inégalités. Elle plaide par exemple pour un « véritable service public de la petite enfance », quand le désinvestissement des hommes vis-à-vis de leurs enfants est flagrant. Sur ce sujet, la remarque de Delphy persiste : « Les revendications sont adressées aux patrons, ou à l’Etat, jamais aux hommes ». Et la question demeure : « Par où attaquer le « partage inégal » du « travail ménager » ? »

Voici quelques idées ou citations que j’ai particulièrement retenues du livre, et je ne doute pas que son lectorat en retiendra bien d’autres :

* « 41% des victimes de féminicides en 2015 avaient signalé les violences à la police mais (…) 80% des plaintes avaient été classées sans suite »

* Il faut « sanctionner et révoquer les expert-es psychiatres » qui mobilisent des concepts misogynes et masculinistes ; tel Paul Bensussan, dont, soit dit en passant, la régularité réactionnaire commence à dater : il fut déjà en 1999 un conférencier pour l’asso SOS Papa, à propos du pseudo « Syndrome d’Aliénation Parentale ».

* « Comprendre et lutter contre les violences prostitutionnelles suppose de renoncer à toute forme de romantisation ou de glorification d’une sexualité commercialisable »

* La pornographie consiste en une forme de « prostitution filmée ». Nous « ne pouvons pas faire la révolution #MeToo tout en continuant de visionner des vidéos de torture et de violences sexuelles. »

* « En 2018, Bertrand de Rochambeau, président du Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France (SYNGOF), affirmait que faire une IVG revenait à commettre un homicide ».

* « Les modalités de filiation » pour les lesbiennes prévoient « une reconnaissance devant notaire », c’est-à-dire payante.

* « Les femmes sont contraintes à faire des compromis entre ce qu’elles trouveraient juste, un partage équitable des taches, et le coût pour y parvenir, des négociations permanentes, des disputes, voire des violences ».

* « [Les] pensions alimentaires entrainent des réductions d’impôts pour les hommes et des hausses d’impôts pour les femmes ».

* [La] classe des femmes est au patriarcat ce que la classe des prolétaires est au capitalisme ».

L’essai de Céline Piques contre « l’idéologie viriliste » puise dans les textes majeurs du féminisme – comme, par exemple, dans ce premier chapitre sur les violences masculines qui débute par une longue citation d’un discours d’Andrea Dworkin pour le moins percutant. En fait dans une certaine mesure, grâce à ces longs extraits cités, le manifeste de l’autrice devient aussi un femmage ; elle montre combien la force et les clairvoyances des « ainées » nous aident à penser et lutter, ici et maintenant ; qu’il s’agisse de : G. Halimi, A. Dworkin, C. Delphy, A. Rich, M. Wittig et bien d’autres encore, qui sont toutes très loin du ton solennel, dépassé, qu’on voudrait leur faire porter.

Même si les paragraphes avec S. Federicci et E. Hache m’ont moins intéressé, ils peuvent permettre de toucher et de rallier d’autres activistes aux urgences féministes. En définitive, Déviriliser le monde est une synthèse susceptible d’outiller la génération #MeToo. La force du livre est non seulement de décrire l’ordre masculin actuel avec une grande clarté – et de nombreuses preuves chiffrées – mais aussi de proposer des axes de lutte pour qu’advienne « la justice ».

Céline Piques : Déviriliser le monde – demain sera féministe ou ne sera pas

Editions Rue de l’échiquier, Paris, 2022, 112 pages, 12€.