[J’avais il y a quelques années été confronté au fait que, selon des défenseurs du « travail du sexe », les abolitionnistes était tenu-es pour responsable de la loi sécurité intérieure de Sarkozy et de la répression des prostitué-es, l’extrait du livre Zéromacho reproduit plus bas témoigne qu’il n’en est rien.
L’extrait est composé de passages des chapitres 3 et 4 : « Que faire contre le système prostitueur ? » et « La vérité libère ».
Ce livre est un appel à la résistance contre la colonisation des esprits par le marché. Non, le corps humain est ni à vendre ni à louer. Non, la sexualité n'est pas une marchandise. Accepterons-nous que l’ordre marchand s’impose dans tous les domaines ? Laisserons-nous ceux qui ont déjà le pouvoir de l’argent consommer le corps des pauvres ? Contre l’approche fataliste — « il y aura toujours de la prostitution » - ou prétendument pragmatique - mieux vaut réglementer ce qu’on ne peut empêcher —, nous sommes beaucoup à parier sur la capacité d’invention : imaginons ensemble un monde sans prostitution!
Depuis le passage de la loi abolitionniste en avril 2016 jusqu’à juin 2017, ce sont 1 164 prostitueurs qui ont été interpellés – rappelons par ailleurs que les amendes à leur encontre sont dérisoires pour des actes qui devraient légalement s’apparenter à des viols.
Les verbalisations des prostitué-es, auxquelles les abolitionnistes s’opposent, continuent quant à elles du fait d’arrêtés municipaux, particulièrement à Toulouse et Lyon. Il y a soit dit en passant une coïncidence troublante car c’est justement là où des assos cherchent à banaliser le « travail du sexe » (Cabiria à Lyon et Grisélidis à Toulouse) que la répression des prostituées perdure, contrairement aux prostitueurs qui eux restent exceptionnellement peu inquiétés. A ma connaissance aucune explication n’est donnée à ce phénomène. On peut émettre seulement des hypothèses : des prostitueurs hauts placés se protègent pour continuer à « consommer/consummer » des prostitué-es, celles et ceux dont ils sont proches et réguliers, et ils orientent ainsi le travail des flics vers d’autres personnes ? les flics protègent leur balance de proxénètes ? … Le « cher client », pour reprendre une formule de Cabiria, devrait rester Roi ?… ? Quoi qu’il en soit, dans ces 2 villes, les agissements des prostitueurs ne semblent pas un enjeux prioritaire auquel s’attaquer.
Les passages choisis du livre de Florence Montreynaud offrent aussi des éléments historiques et linguistiques permettant de recadrer les enjeux du système prostitutionnel, là où par contre certains se contentent de prêts-à-penser insultant du type « putophobe ! putophobe ! », qui ne servent qu’à laisser leur confort et la domination masculine indemnes. J’espère qu’ils liront ces extraits.
Vous rencontrerez dans son livre des témoignages de zéromachos aux profils variés : catholiques, écologistes, ou antispécistes ; mais aussi des prostitueurs ou ex-prostitueurs, parfois repentis, eux aussi divers.
Je remercie vivement Florence Montreynaud pour m’autoriser à reproduire ces passages, tirés de son dernier ouvrage Zéromacho – des hommes disent non à la prostitution (éd. M. , 2018). ]
"Dans la prostitution, on vend ce qui n’est pas à vendre, on achète ce qui n’a pas de prix." André Comte-Sponville [1]
Tout le monde a une opinion sur la prostitution. S’il s’agit de gaz de schiste ou de taux de TVA, la plupart des gens peuvent admettre leur ignorance. Sur la prostitution, ils savent ce qu’il faut faire. Mieux, ils ont LA solution : « Des maisons. Elles seront au chaud et en sécurité. » Bizarrement, ils n’ajoutent pas : « Il y a justement un appartement à louer sur mon palier. »
Des bordels, donc. Pourtant, les premières concernées, les personnes en situation de prostitution, y sont hostiles : qui prend soin de les écouter avant de prétendre savoir ce qui est bon pour elles ?
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Que faire ? S’instruire sur ce qui se passe ici et ailleurs. Réfléchir. Chercher à comprendre. Rechercher d’où nous venons, voir où nous en sommes, pour imaginer comment nous pourrions aller vers un monde plus juste, moins violent envers les pauvres.
Jamais dans l’histoire de l’humanité, la prostitution n’a connu une telle ampleur. L’Organisation de coopération et de développement économique estime que chaque année en Europe, au moins 500 000 femmes et enfants[2] sont victimes de la traite à des fins de prostitution. À l’échelon mondial, cela concerne, selon la rapporteuse spéciale de l’ONU[3], 20 millions de personnes en 2014. Les trafics illégaux liés à la prostitution brassent autant d’argent que la drogue ou les ventes d’armes[4] : d’après Interpol, cette traite rapporte à elle seule environ 11 milliards d’euros par an.
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Que faire ? La réponse des États
Que font les États aujourd’hui ? Dans le monde, la majorité interdisent la prostitution. C’est le régime prohibitionniste : la répression vise à la fois les personnes prostituées et les clients-prostitueurs. Oui, des victimes aussi sont punies : en Chine ou aux États-Unis, des milliers de femmes sont en prison pour ce délit.
Les autres pays se répartissent en règlementaristes, c’est-à-dire qui règlementent la prostitution, et abolitionnistes, qui ont aboli cette règlementation, telle la France en 1946.
Les États règlementaristes, l’Allemagne, la Grèce, la Turquie, la Suisse, l’Autriche ou les Pays-Bas, ou des régions comme la Catalogne, ou des villes comme Liverpool, cautionnent donc la mise à disposition sexuelle de femmes moyennant paiement.
L’histoire l’avait démontré ; l’échec de cette politique, comme on le voit en Allemagne ou aux Pays-Bas (voir chapitre 11), a de nouveau prouvé qu’un système officiel organisant la prostitution ne fait diminuer aucun des maux qu’il prétend combattre : ni les viols d’autres femmes, ni les violences sexuelles, ni les maladies sexuellement transmissibles, et encore moins les multiples formes de prostitution clandestine, que bien des hommes préfèrent.
Les États abolitionnistes sont parties à la Convention des Nations Unies « pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » ; signée en 1949, elle a été ratifiée en 2016 par 82 États, dont le Japon (en 1958), la France (en 1960) ou la Belgique (en 1965). Selon le préambule, « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine. »
(…) Quant aux politiques, à l’exception récente de quelques courageuses parlementaires françaises[5], l’hypocrisie l’emporte, et la prostitution reste la pierre de touche de discours se prétendant humanistes. Depuis deux siècles, ce sont surtout des femmes engagées, des militantes de tous les milieux sociaux, qui ont mené le plus loin la réflexion.
Elles ne manquaient pas d’audace, les bourgeoises britanniques de l’époque victorienne emmenées par Josephine Butler, qui osèrent parler publiquement de sujets tabous comme la sexualité masculine et les bordels. Entre ces dames bon genre et les abolitionnistes d’aujourd’hui, il y eut des femmes anarchistes. Dans les années 1930 en Espagne, elles firent honte de leur comportement aux hommes de leur entourage. Ainsi, les Mujeres libres (femmes libres) mirent sur pied, pendant la guerre civile, des Centres de libération de la prostitution, tout en publiant de vigoureux textes d’interpellation : « Assez de comédie, de ligues et de discours contre la traite des blanches ! Assez de commisération passive de la part de femmes distantes ! La prostitution est le problème de toutes les femmes et de tous les hommes. Tant qu’il existera, nous ne pourrons atteindre la sincérité dans l’amour, dans l’affection, dans l’amitié ou dans la camaraderie. »
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Que faire ? Enfermer des femmes ?
Périodiquement, en France, des femmes politiques connues, ministres ou députées — Michèle Barzach en 1990, Françoise de Panafieu en 2002, Christine Boutin en 2009, Chantal Brunel en 2011 —, proposent d’ouvrir des bordels légaux : ce sont donc des femmes[6] qui demandent l’enfermement d’autres femmes, mises à la disposition de dizaines d’hommes par jour. Voilà une situation dont personne ne voudrait, ni pour soi, ni pour aucune de ses proches, fût-elle chômeuse depuis longtemps, ou débutante à la recherche d’un stage ! Pourquoi serait-ce le lot d’une catégorie féminine sacrifiée ?
De nos jours, dans les pays occidentaux, les femmes prostituées sont presque toutes des immigrées, souvent clandestines, venues de pays pauvres. Elles ont quitté très jeunes leur famille pour fuir la misère, et ne connaissent de la sexualité que brutalités et maladies. Servir de défouloir aux désirs masculins ou nettoyer leur saleté : au plus bas de l’échelle sociale, telle est leur seule alternative, liée dans les deux cas à l’ordure, à la souillure.
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La solution des bordels, vue comme hygiénique et sécuritaire, arrange des riverains de rues de prostitution, en déplaçant le problème, ce qui motive des politiques soucieux de leur réélection.
Quand l’État fait de la prostitution un service garanti à la moitié masculine de la population, il valide le droit des hommes à avoir accès, contre de l’argent, au sexe de femmes. Règlementer la prostitution, c’est légitimer cette violence contre des femmes.
C’est la France de Napoléon qui a mis en place à partir de 1802[7] le régime dit « règlementariste », qualifié à l’étranger de « système français » : les prostituées sont groupées dans des bordels tolérés par l’État — d’où leur appellation officielle d’« établissements de tolérance » —, aux fenêtres fermées pour éviter le racolage, d’où leur nom courant de « maisons closes ». Le racolage dans la rue, interdit par la loi, est largement pratiqué, et les « filles des rues » proposent des tarifs inférieurs à ceux des bordels ; la police sévit durement contre les « filles insoumises », nommées ainsi par opposition aux « filles soumises » dûment enregistrées.
Le même Napoléon avait rétabli en 1802 l’esclavage des Noirs dans les colonies, supprimé par l’Assemblée nationale en 1792. Il instaure donc l’esclavage sexuel féminin en rendant obligatoire la surveillance médicale dans ces maisons dont les femmes ne peuvent sortir que rarement : des hommes médecins inspectent périodiquement leurs organes génitaux, tandis qu’on ne demande aux « clients » rien d’autre que leur argent.
Hugo, encore : « On dit que l’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme, et il s’appelle prostitution. »[8]
Hugo, toujours : « L’esclavage des femmes noires est aboli en Amérique, mais l’esclavage des femmes blanches persiste en Europe ; et les lois continuent à être faites par les hommes en vue de l’oppression des femmes. »[9]
En France, la loi de 1946 dite « Marthe Richard », du nom d’une conseillère municipale de Paris, abolit la règlementation de la prostitution, ce qui entraîne la fermeture des « établissements de tolérance ». Elle ne s’applique que sur le territoire métropolitain. Jusqu’en 1960, date de la ratification de la Convention des Nations-Unies de 1949, des bordels légaux continuent dans les colonies, et notamment les bordels militaires de campagne (BMC) organisés par l’armée pendant les guerres d’Indochine et d’Algérie.
Je me souviens d’un homme rencontré à Hennebont (Morbihan), où j’étais invitée à l’occasion de la Journée des femmes le 8 mars 2001. C’était un conseiller municipal communiste ; il avait été appelé pendant la guerre d’Algérie. On l’avait affecté au BMC, avec pour tâche de noter les noms des soldats qui s’y rendaient, puisque c’était un droit dont ils pouvaient bénéficier.
Cet homme refusa ce travail, et il refusa aussi d’aller au BMC. Pourquoi ? « Les prostituées sont des victimes et je ne voulais pas aggraver leur situation. » Il se souvient : « Quand un homme attrapait une maladie vénérienne, on le soignait, on cherchait la femme “coupable’’ et on la virait. »
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Que faire ? Punir les victimes ?
« La prostitution est un problème douloureux pour celles qui y sont livrées et insupportable pour les gens qui habitent là où elles sont légion. » [10] En 2002, c’est ainsi que Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, justifie son projet de loi sur la sécurité intérieure : une disposition (devenue l’article 225-10-1 du Code pénal[11]) crée le délit de « racolage passif », qui est pourtant une contradiction dans les termes.
Quel cynisme d’opposer ainsi le « douloureux » à l’« insupportable », en minorant ce que vivent les personnes prostituées dans la rue, leur quotidien fait d’actes sexuels non désirés, de brutalités des proxénètes, de mauvais traitements des policiers[12], voire de poursuites des agents du fisc ! L’urgence est plutôt dans ce qui relève des devoirs d’un État démocratique : protéger ces personnes au lieu de les harceler ; les traiter en victimes, et non en coupables ; les aider à échapper à l’emprise des réseaux criminels ; leur donner les moyens de se reconstruire psychologiquement et de s’insérer socialement.
Le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) prend position contre ce projet de loi, attirant l’attention sur des dispositions dangereuses pour les libertés publiques, comme le délit de « racolage passif ». Le Lobby européen des femmes, qui groupe 3 000 associations de femmes, demande lui aussi la pénalisation des « clients » de la prostitution.
Le 10 décembre 2002, à l’appel du CNDF, plusieurs milliers de personnes défilent à Paris, de la République à Strasbourg-Saint-Denis. C’est la première fois[13] qu’autant de féministes manifestent dans la rue contre la prostitution ; autre élément nouveau, des hommes constituent au moins un quart du total.
En tête du cortège, Anne Hidalgo, première adjointe au maire de Paris (élue maire en 2014), Christophe Caresche, autre adjoint, plusieurs députées et Yvette Roudy, première ministre des Droits de la femme de 1981 à 1986, marchent derrière la banderole « LES ÊTRES HUMAINS NE SONT PAS DES MARCHANDISES ». Parmi les pancartes : « Oui à un monde sans prostitution ! », « Si c’est un métier, proposez-le à vos enfants », « Prostitution = liberté sexuelle… pour qui ? » ou « Oui au plaisir sans argent ! »
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La loi Sarkozy transforme en délit ce qui relevait de la contravention : alors que les personnes prostituées n’encouraient qu’une amende, elles deviennent passibles de prison. C’est une régression éthique, un recul humaniste.
Le 9 mai 2003, à Bordeaux, une femme de 27 ans, venue du Kossovo, dévasté par la guerre de 1999, est condamnée à deux mois de prison ferme pour racolage passif et incarcérée. Les précédentes condamnations pour ce délit, à Paris, une centaine au total, n’avaient été assorties que d’amendes ou de prison avec sursis.
Punir une rescapée de violences comme si elle était coupable est indigne d’une démocratie. C’est cette disposition qui est « insupportable » : il faut l’abroger, ce qui sera fait en 2016 (voir fin du chapitre 13).
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Que faire ? Choisir l’humanisme !
(…) L’État doit se donner les moyens de réprimer le proxénétisme, d’aider les personnes prostituées à choisir une vie meilleure, de mener des campagnes d’information et de prévention, de faire assurer par l’école l’une de ses missions, prévue par la loi mais très peu remplie : l’éducation sexuelle.
Refuser l’association entre sexualité et violence : c’est un choix de société. Des décennies de pédagogie féministe ont réussi à rendre inacceptables le harcèlement sexuel (sexualité liée au pouvoir), la violence conjugale (liée à la domination par le mari) ou le viol (acte sexuel obtenu par la force ou le chantage) : il peut en aller de même pour la prostitution (acte sexuel obtenu par l’argent), dernière des violences sexuelles contre les femmes dont les victimes sont pénalisées et les auteurs impunis.
Remédier à la misère des pays pauvres, dont viennent la majorité des personnes prostituées, est hors de notre portée. En revanche, ici et maintenant, nous pouvons travailler à changer les mentalités, en affirmant des principes éthiques :
Le corps n’est pas une marchandise.
La prostitution n’est pas une fatalité pour les pauvres.
L’argent n’efface pas la violence.
Rien de spectaculaire. De la pédagogie, de la persévérance. Un long processus d’effort et d’espoir, de conscientisation et de responsabilisation.
D’abord, méditer, avec Camus : « Je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. »[14] Puis agir. Ici et maintenant, faire sa part.
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Que faire ? Poser le problème autrement !
Les mentalités ont déjà évolué. Avec mon premier livre sur la prostitution, j’ai voulu changer le regard en abordant le sujet d’un point de vue nouveau, celui des hommes qui paient. Un retour sur le quart de siècle écoulé m’incite à l’optimisme.
Dès le début de mes recherches, je suis étonnée par la disparité de la documentation : en 1992, presque tout ce qui est disponible est relatif aux femmes prostituées, dont le nombre est alors mal connu en France — 20 000 selon l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, service officiel ; au moins le double selon le mouvement du Nid, principale association nationale de lutte contre la prostitution.[15]
Rien sur les hommes prostitués (voir chapitre 4). Presque rien sur les enfants prostitués (voir chapitre 5). Presque rien sur les proxénètes, leurs réseaux, leurs méthodes de rabattage et de torture, leurs stratégies de lobbying.
Quant aux « clients » de la prostitution, ces hommes dont, en bonne logique économique, la demande crée l’offre, seuls sont disponibles deux textes, d’une qualité exceptionnelle.
D’une part, une analyse de l’écrivaine française Annie Mignard sur l’ensemble du phénomène prostitutionnel, parue en 1976[16]. En quelques lignes lumineuses, elle fait sortir de l’ombre ces inconnus : « Les rares qui en parlent présentent la passe comme un accouplement anodin, libéré de tout investissement par le contrat d’argent qui le sous-tend. […] Ce que les clients avouent finalement chercher, c’est selon les cas une écoute, le rapport impossible à La femme, une chaleur humaine, un rapport de pouvoir, un rite d’initiation, une revanche sur un autre rapport sexué, bref sous quelque forme que ce soit le rapport fascinant et toujours évité à l’Autre. »
D’autre part, une étude de 1985 due à l’universitaire suédois Sven-Axel Mansson[17], la première jamais menée sur ce sujet. Pour ce sociologue, « la prostitution est un problème d’hommes ». Elle « concerne la sexualité masculine et non la sexualité féminine » ; c’est une pratique culturelle qui trouve ses racines « dans une inégalité double, de classe et de sexe ».
Poursuivant ses recherches, Mansson donne de l’acte de prostitution une définition inouïe, car elle ne mentionne pas la sexualité : « un contrat de domination pendant une certaine durée »[18]. Plutôt que d’y voir un acte sexuel, il le nomme « acte d’appropriation qui prend une forme sexuelle ».
Le Suédois innove aussi avec cette donnée fondamentale : la majorité des « clients » sont des hommes mariés ou en ménage. Les représentations habituelles de l’immigré esseulé ou du timide n’osant pas draguer sont fallacieuses, car la diversité des hommes qui paient pour un acte sexuel reflète celle de la population.
Parmi les riches, certains pensent que tout s’achète — il suffit d’y mettre le prix. Quant aux pauvres, ils trouvent toujours une femme plus pauvre qu’eux : leur argent leur donne, pendant un instant, le pouvoir de se sentir supérieurs à elle. Hugo le déplorait déjà : « Une femme misérable est plus malheureuse qu’un homme misérable, parce qu’elle est instrument de plaisir. »[19]
Alors qu’ils sont le premier rouage du système, tout conspire à minimiser la responsabilité des hommes qui paient pour un acte de prostitution (pour les femmes, voir chapitre 4). C’est pourtant bien leur argent qui alimente des réseaux criminels internationaux. C’est pour des hommes qu’est organisé ce trafic de chair humaine très jeune, ce sont des hommes qui abusent de la détresse et du dénuement de millions de pauvres, dont on parlait autrefois comme de « chair à plaisir », avec l’équivalent masculin « chair à canon »[20]. Le plaisir de qui ?
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Que faire ? Changer le regard !
(…) D’abord, cesser d’être sidérée par les atrocités qu’endurent à travers le monde des millions de personnes prostituées et dont certaines témoignent.
Prendre la distance de la réflexion.
(…) Considérer la violence infligée, invisible, impunie comme telle, celle des hommes qui paient. Essayer de comprendre ce qu’ils recherchent, ce qu’ils veulent imposer ainsi.
Prendre en compte la violence intrinsèque à ce « marché de chair humaine »[21], car le besoin urgent d’argent amène une personne pauvre à consentir à des actes sexuels qu’elle ne désire pas, qui lui répugnent, mais auxquels elle contraint son corps, par un effort de sa volonté, par le poids de sa résignation.
Adhérer à l’analyse pionnière d’Annie Mignard, réfutant le slogan féministe « Mon corps est à moi » : « On n’a pas son corps, on est son corps : “Mon corps est moi.’’ Non un objet, un instrument séparé de l’être qu’on peut vendre, louer, abandonner ou garder pour soi, mais l’être même. On ne s’appartient pas, on est. » Reprendre son argument : « Pourquoi un certain nombre de femmes devraient-elles être les poubelles ou les souffre-douleurs de pauvres types à qui on n’a pas donné l’idée d’autre chose ? »
Enfin, approuver la forte expression de l’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer : « […] tu aimais acheter une femme de temps en temps, et dire : elle le fait parce que je l’ai payée, elle est obligée. C’est du fascisme sexuel pur et simple. »[22]
Grâce à cette prise de conscience, c’est la demande masculine que je mets en avant dans mon livre publié en 1993, avec une question ironique : « La sexualité payante est-elle l’un des droits de l’homme ? »[23]
(…) Dire des mots justes est un acte politique, et un devoir envers les victimes de ce que l’ONU qualifie de « forme contemporaine de l’esclavage » : les millions de personnes prostituées dans le monde. (…)
« Dire que des femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer le fait que les hommes ont le droit de les acheter. » Françoise Héritier[24]
Que faire ? D’abord, employer des mots justes, car les mots donnent sa forme au phénomène. Dans le cas de la prostitution, mal nommer, c’est cautionner la violence.
Appeler les bordels allemands des « eros centers », c’est avilir le nom du dieu grec de l’amour.
Juxtaposer les mots « amour » et « tarifé », c’est assigner un prix à ce dont la seule valeur est d’être un don sans contrepartie.
Se complaire à parler de « faveurs sexuelles », de « gâteries payantes », de « repos du guerrier » ou de femmes qui « vendent leurs charmes », c’est effacer la violence du système prostitueur en enjolivant son caractère ignoble.
Qualifier de « tourisme sexuel » les sévices sexuels qu’infligent des hommes d’un certain âge à de jeunes pauvres dans d’autres pays, c’est édulcorer la réalité de crimes ; quand ceux-ci sont commis sur des mineur-es, il s’agit de « pédocriminalité sexuelle », car la « pédophilie » signifie à l’origine « amour des enfants ».
Appeler « filles » les femmes dans la prostitution (même si elles sont très jeunes, ce qui est l’un des sens de « fille »), c’est employer ce mot au sens des « filles publiques » ou « soumises » d’autrefois. Pour désigner une prostituée, l’anglais « girl » ou l’allemand « Mädchen » signifie aussi « petite fille » ou « jeune fille », ce qui met l’accent sur le jeune âge de ces femmes.
Nommer « escorts » ou « call-girls » celles qu’on appelait au 19e siècle « courtisanes » ou « demi-mondaines », c’est contribuer à l’imposture selon laquelle certaines femmes dans la prostitution se distingueraient des autres par des tarifs plus élevés, et mèneraient de ce fait une vie plus agréable. Comme si les hommes riches étaient moins violents que les pauvres ! Le procès du Carlton de Lille, en février 2015, a bien montré comment étaient traités le « matériel » ou les « dossiers », termes employés par Dominique Strauss-Kahn[25]. De même, l’« oreiller » est un nom de code utilisé en France par des clients d’hôtels chers demandant à la réception de leur fournir une femme.
Parler d’hommes qui vont « voir » des prostituées, c’est euphémiser la violence sexuelle de leur action, l’humiliation dont elle est porteuse, même s’il y a aussi, chez certains, jouissance seulement visuelle et fantasme de domination.
Recourir au lexique économique, avec des termes comme « client », « acheteur de sexe », « travailleuse sexuelle », « paiement d’un service sexuel », « échanges économico-sexuels », « marché du sexe », « offre et demande », « industrie du sexe », c’est — en plaçant à égalité « acheteurs » et « vendeuses » — accréditer et normaliser le vocabulaire des proxénètes, c’est-à-dire des profiteurs d’un système qui fait des millions de victimes.
Alors que cette prétendue « industrie » est un ensemble de trafics criminels, employer ces mots liés au travail, c’est escamoter la cruauté des trafiquants, reconnaître à la prostitution le statut d’un métier, la banaliser comme une activité de services. Cette tentation est présente au plus haut niveau[26].
Avaliser ce vocabulaire, c’est accepter que la sexualité soit liée au travail plutôt qu’au plaisir, qu’elle soit un domaine marchand comme un autre, que la loi du marché prime sur celle du désir réciproque, le seul qui soit porteur de libération.
Désigner l’objet de la « transaction » par les expressions « rapport sexuel » ou « prestation sexuelle », la justifier par des « besoins » ou des « désirs », c’est s’aveugler sur ce qui régit notre monde, où les rapports dits sexuels sont bien plus souvent des rapports de pouvoir que des relations égalitaires ; c’est éviter de mettre en cause le principe de la supériorité masculine, de ce « droit de l’homme » qui est au fondement de la prostitution.
Voilà pourquoi le débat public est piégé : tous les termes usuels confortent une idéologie qui valide la domination machiste et légitime la toute-puissance de l’argent, en évacuant la violence.
Argent contre sexe : est-ce un contrat banal, portant sur une fourniture de service ? La personne en situation de prostitution relève-t-elle du même type professionnel qu’une coiffeuse ou une masseuse ? Une pénétration sexuelle est-elle analogue à une teinture des cheveux, à un massage du genou ?
Un service ? Qui ne voit la différence de nature entre ces deux actes : entrer dans un taxi en demandant au chauffeur d’aller à tel endroit, et pénétrer dans une bouche ou dans un anus avec pour objectif d’éjaculer ?
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S’il n’y avait qu’un mot à changer…
Enfin, qualifier de « clients » ou d’« acheteurs de sexe » les hommes qui paient pour un acte de prostitution, c’est donner à leur violence le statut d’une opération commerciale ordinaire.
C’est se placer dans la logique de ce gigantesque marché mondial, c’est accepter qu’une « demande », c’est-à-dire des désirs masculins, entraîne et justifie une « offre », incarnée — c’est-à-dire prenant chair — dans des millions de personnes vendant l’accès à leur sexe sans en éprouver le désir.
C’est conforter l’hypocrisie d’un échange qui se prétend uniquement marchand et dans lequel le « consommateur » aurait des droits, et donc celui de disposer sexuellement du corps de femmes, d’hommes ou d’enfants pauvres qui n’ont rien d’autre à vendre pour subsister. « Le client est roi », dit le slogan publicitaire : payer dédouane l’homme de toute responsabilité, l’argent étant censé apporter une compensation suffisante.
« Client »… Pour désigner cet homme, le français d’aujourd’hui ne dispose pas de nom familier courant, ni même de nom péjoratif. C’est la femme prostituée, et elle seule, qui est souillée par la nature sexuelle de ce prétendu « service » ; c’est elle qu’on appelle « pute » ou « putain »[27], deux mots anciens très vivants : ils viennent du verbe latin qui a donné « puer », et sont donc associés à la saleté et au dégoût, redoublés dans l’injure « sale pute ». Il n’y a pas seulement les mots : « Le regard des hommes me salit », dit une prostituée dans le film Les Yeux secs[28].
C’est donc la femme, et elle seule, qui est souillée, stigmatisée, parfois à vie. Symboliquement, elle est même salie dans sa descendance, puisque dans de nombreuses langues « fils de pute » est la plus répandue des insultes adressées à un homme. C’est ce que Françoise Héritier appelle le « langage du mépris lié à la domination »[29].
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Si on refuse, avec le nom « client », l’alibi économique du système prostitueur, sa représentation désincarnée d’un marché solvable et de demandes à satisfaire sans s’interroger sur leur validité ni sur la violence de l’ensemble, comment appeler ceux qui paient pour disposer sexuellement d’une autre personne ?
Je me souviens de Denise Pouillon-Falco (1916-2013) qui, dans chaque colloque sur le sujet, proposait le mot « prostituant ». Nièce de la militante Marcelle Legrand-Falco et digne descendante des bourgeoises progressistes du 19e siècle, elle parlait avec humour de son éducation particulière : « Dès l’âge de six ans, je connaissais le prix des passes ! »
D’autres mots étaient possibles : « putanier », sur le modèle de l’espagnol « putañero » ; « miché » ou « micheton », usuel dans la France d’avant-guerre, dérivé du prénom Michel, comparable au « john » (Jean) en anglais ; « viandard »[30], en référence aux nombreuses femmes sorties de la prostitution et témoignant de ce qu’elles ont subi : « Pour eux, j’étais de la viande avec des trous ». Marie Arbant en témoignait : « Quand on est prostituée, on n’est qu’un tas de viande qui monte et qui descend et qui doit faire le plus de fric possible. »[31]
À partir de 2009, constatant que le nom « prostitueur » se répand en France parmi les personnes sensibilisées au sujet[32], je m’y rallie. Il a l’avantage d’être factuel et clair.
Florence Montreynaud
[1] Intervention au cours du colloque « Peuple de l’abîme, la prostitution aujourd’hui », organisé à l’Unesco le 16 mai 2000 par la Fondation Scelles avec 11 associations abolitionnistes.
[2] La prostitution des hommes ne passe pas par des réseaux de traite.
[3] Maria Grazia Giammarinaro, rapporteuse spéciale sur les personnes, particulièrement femmes et enfants, victimes de la traite auprès du Conseil des droits humains des Nations-Unies. Voir http://www.ohchr.org/EN/NewsEvents/Pages/DisplayNews.aspx?NewsID=16273&LangID=E
[4] Voir l’enquête de la journaliste mexicaine Lydia Cacho, Trafics – enquête sur l’esclavage sexuel dans le monde, Nouveau Monde, 2010.
[5] Parmi ces pionnières de la fin du 20e siècle, la sénatrice Dinah Derycke (1946-2002), et la députée Martine Lignières-Cassou, chacune présidente dans son assemblée de la Délégation parlementaire aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes. En 2001, Dinah Derycke et la députée Christine Lazerges rédigent deux rapports demandant une politique plus volontariste contre la prostitution. Pour la résolution Bousquet-Geoffroy, voir fin du chapitre 11.
[6] D’autres femmes politiques n’en sont que plus remarquables : ainsi, Roselyne Bachelot, députée puis ministre de la Santé, s’est toujours prononcée, en tant que féministe, contre les prétendus « aidants sexuels » pour personnes en situation de handicap, rappelant qu’un tel rapport sexuel rémunéré est de la prostitution.
[7] Date de la création de la police des mœurs. L’arrêté du 3 mars 1802 rend obligatoire une visite médicale des femmes prostituées. L’arrêté du 12 octobre 1804 porte sur l’organisation de « maisons » à Paris.
[8] Victor Hugo, Les Misérables, I, 5,11.
[9] Victor Hugo, lettre, 20 mars 1870, à Josephine Butler qui la cite dans Souvenirs personnels d’une grande croisade, 1900, t. 1, p. 23.
[10] Journal du dimanche, 29 sept. 2002.
[11] « Le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d’autrui en vue de l’inciter à des relations sexuelles en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération est puni de deux mois d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. »
[12] La répression policière, exercée arbitrairement, s’accroît du fait de cette loi : à Paris, 1 732 infractions pour délit de racolage en 2003, et 3 784 en 2004. (Bilan du préfet de police, in Prostitution et Société, n°147, p. 8). En 2012, 2700 personnes sont mises en cause pour racolage et 700 déférées.
[13] Plusieurs pays ont connu des actions de groupes féministes contre des « clients » (voir chapitre 13), mais jamais une manifestation de cette ampleur.
[14] Albert Camus, La Peste, Galimard, 1947, p. 229.
[15] Encore aujourd’hui, les données chiffrées sur le phénomène prostitutionnel sont incertaines. L’OCRTEH diffuse les mêmes nombres depuis 20 ans. La plus récente étude du mouvement du Nid conclut à une fourchette de 30 000 à 44 000 personnes, soit en moyenne 37 000 « équivalent temps plein » (Prostcost, op. cit., p. 8).
[16] Annie Mignard, « Propos élémentaires sur la prostitution », Les Temps modernes, mars 1976, n° 356, pp. 1526-1547.
[17] L’Homme dans le commerce du sexe, rapport pour l’Unesco (traduction française, 1986). En France, la première enquête est publiée 20 ans plus tard : Saïd Bouamama et Claudine Legardinier, Les Clients de la prostitution, Presses de la Renaissance, 2006.
[18] Conférence, 10 mars 2003, Paris.
[19] Victor Hugo, Quatrevingt-treize, IV, 1, p. 985
[20] « Les filles du peuple seront sacrifiées à la sécurité des filles de l’aristocratie, pendant que les fils du peuple iront se faire tuer pour défendre la propriété des capitalistes. Chair à plaisir, chair à canon. » Alfred Naquet, Vers l’union libre, 1908.
[21] Victor Hugo, Les Misérables, V, 1,4.
[22] Nadine Gordimer, Le Conservateur, 1972, trad. Antoinette Roubichou-Strez, Albin Michel, 1988, p. 113.
[23] C’est aussi le titre d’un débat que j’organise avec l’association des femmes journalistes le 15 décembre 1997 à Paris.
[24] in Françoise Héritier, Michelle Perrot, Sylviane Agacinski et Nicole Bacharan, La Plus Belle Histoire des femmes, Le Seuil, 2011, p. 62.
[25] Dans ses SMS de 2012 avec des entrepreneurs du Nord de la France.
[26] Selon les nouvelles normes du système européen des comptes (SEC), sur la base des recommandations d’Eurostat, l’institut européen de la statistique, les États membres sont invités en 2014 à intégrer dans les statistiques nationales la plupart des activités illégales créatrices de richesses, dont le trafic de drogue et la prostitution. Selon Eurostat et le SEC, il s’agit de transactions commerciales menées d’un commun accord. En France, l’INSEE s’y refuse, avec le soutien de Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, qui écrit à la Commission européenne, dans une lettre cosignée par la ministre belge de l’Intérieur Joëlle Milquet : « La prostitution n’est pas une activité commerciale librement consentie. Croire qu’elle puisse l’être est un parti pris idéologique, c’est un mirage et une offense aux millions de victimes de l’exploitation sexuelle à travers le monde. » http://www.lemonde.fr/economie/article/2014/06/18/l-insee-n-integrera-pas-le-trafic-de-drogue-et-la-prostitution-dans-le-calcul-du-pib-francais_4440160_3234.html
[27] En ancien français, « pute » est le cas sujet (équivalent du nominatif en latin) et « putain » le cas régime (utilisé dans les autres cas que le sujet). Les deux formes se sont maintenues en français moderne, avec le même sens.
[28] Film de la Marocaine Narjiss Nejjar, 2004.
[29] France Culture, « Hors champ », 15 janvier 2015.
[30] Voir mon article « Comment nommer ceux qui paient pour “ça’’ ? Remplaçons le nom “client’’ par un mot péjoratif ! », dans lequel je propose le mot « viandard » (No Pasaran !, numéro hors-série, automne 2002).
[31] « Bas les masques », France 2, 2 février 1993
[32] Dès décembre 2010, les députés Danielle Bousquet et Guy Geoffroy (voir fin du chapitre 11) parlent dans des interviews de « clients-prostitueurs » et mentionnent leur pénalisation. Le mot apparaît au 19e siècle avec le sens de « celui qui livre quelqu’un à la prostitution », c’est-à-dire « proxénète ».