[Plus bas, publié avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse, un extrait de l’important ouvrage de Sandrine Ricci. Je vous invite vivement à découvrir son analyse riche et ô combien utile. L’extrait constitue le chapitre « Voyage au bout de la nuit ». L’ouvrage est précédé d’une préface de Christine Delphy, ici ]
Voyage au bout de la nuit
Afin de partager non seulement l’horreur du génocide des Tutsis, mais aussi la force de vivre, celles des femmes qui refusent de rester par terre et décident de se lever, se battre, parler, vivre ! Esther Mujawayo, Dédicace personnelle de son ouvrage : Survivantes (2004)
En 1994, le Rwanda devient tristement célèbre à cause d’un génocide d’une intensité inouïe qui fauche près d’un million de vies en cent jours, sur une population estimée à 7 ou 8 millions. Le groupe minoritaire identifié comme Tutsi[1] est la principale cible des massacres et des tortures. Cette tragédie s’associe à des violences dont l’amplitude et la cruauté laissent les survivants et les survivantes aux prises avec de gravissimes séquelles physiques et morales. Dans la masse des productions intellectuelles sur ces événements,
peu s’intéressent à l’expérience spécifique des femmes, peu adoptent une analyse des rapports sociaux de sexe pour les comprendre. Les plus jeunes rescapées que j’ai rencontrées avaient 8 et 11 ans en 1994. Une femme était enceinte au moment du génocide, tandis qu’une autre l’est devenue à la suite de sévices collectifs répétés. Comme tant d’autres, certaines sont ainsi restées plusieurs mois les esclaves sexuelles de soldats, de miliciens, de politiciens ou de simples quidams. Toutes ont perdu des proches, enfant, époux, père, mère, frère, sœur…
Si nous ne pouvons ramener ces milliers de victimes à la vie, nous devons nous intéresser au sort de celles qui leur ont survécu ; nous, les gens de l’extérieur, la communauté internationale. Bertold Brecht a déjà écrit que « lorsque les crimes commencent à s’accumuler, ils deviennent invisibles. Lorsque les souffrances deviennent insupportables, les cris ne sont plus entendus » (cité dans Brison, 2003 : 126). On conçoit dès lors l’importance, a fortiori pour les survivantes de violences sexuelles, que leur souffrance soit entendue et reconnue. Le viol représente l’un des actes de violence qui reçoit le plus d’attention de la part des médias et de l’opinion publique, en même temps qu’il souffre de la désinformation chronique opérée par des discours souvent empreints de clichés et de sensationnalisme. Comme le formule Philippe Breton (1992), « on nous montre tout, mais pourtant l’essentiel semble nous échapper ».
Sans réduire la réalité des femmes lors des conflits armés à cette problématique, les violences sexuelles se retrouvent désormais associées à la genèse de la plupart des champs de bataille, passés et présents. Lorsque j’ai entrepris mes recherches, il y a une dizaine d’années[2] J’avais l’intuition que ces violences reflétaient des rapports sociaux qui n’apparaissent pas et ne disparaissent pas avec les guerres. Plus spécifiquement, je voulais travailler l’hypothèse que le large spectre d’exactions commises contre les femmes en contexte de conflit armé s’associait à une « guerre dans la guerre » (Human Rights Watch et Csete, 2002). La perspective féministe, « articulation théorique des aspirations émancipatrices des femmes » (Benhabid, 1992 : 229), devait m’amener à prendre la mesure des soubassements culturels, sociaux et politiques sur lesquels repose la systématisation du viol en temps de guerre. Conduire une analyse en termes de rapports sociaux de sexe m’a aussi amenée à considérer le phénomène des violences sexuées, sexistes et sexuelles sous l’angle d’un continuum, les moments de guerre constituant une intensification extrême des violences de tous ordres commises contre les femmes en temps de paix. De telles considérations m’amènent à entrevoir les violences sexuelles en contexte de conflit armé ou de génocide non seulement comme arme de guerre, selon l’expression consacrée, mais comme une stratégie politique visant l’atteinte d’une multiplicité d’objectifs politiques (chapitre 3). Animée par une volonté heuristique, je propose une typologie des objectifs politiques et stratégiques que sous-tend le recours à différentes formes de violences sexuelles en contexte de conflit armé. Mes recherches m’ont ainsi conduite à entrevoir non pas l’irrationalité de pratiques révoltantes, mais bien la complexité de leur logique sociopolitique, économique et culturelle, de même que leur spécificité dans le contexte rwandais. Pour autant, il ne s’agit pas de verser dans le relativisme culturel : le dénominateur commun aux tortures sexuelles reste l’attentat universel contre les femmes, la « profanation des vagins » (Bolya, 2005). Si l’utilisation du viol comme stratégie politique était l’apanage d’une culture, ne serait-il pas celui de la culture patriarcale ? Je montre néanmoins qu’une analyse des violences sexuelles dans le contexte du génocide des Tutsi en tant que seule manifestation du patriarcat constituerait une démarche incomplète. Lire la suite →