Oser dire la vérité sur la prostitution (une intervention de 1971)

par SUSAN BROWNMILLER

Susan Brownmiller est écrivaine, critique et membre active de l’association New York Radical Feminists[1]. Le texte suivant a été prononcé dans le cadre d’une journée d’audition devant une assemblée d’élus de l’État de New York, intitulé « La prostitution, un crime sans victime ».

SUSAN BROWNMILLER : Messieurs, vous déclarez que le but de votre audition aujourd’hui est d’écouter des témoignages au sujet de la prostitution, ce que vous décrivez comme « un crime sans victime ». La prostitution est un crime, messieurs, mais elle n’est pas sans victime. Il y a une victime, et c’est la femme.

J’ai cru comprendre qu’au cours de la semaine dernière, vous avez reçu des appels téléphoniques pressants de plusieurs femmes qui se considèrent comme vos pairs – des femmes de la New Democratic Coalition [Nouvelle Coalition Démocratique], dont une ou deux cheffes de district – et qu’elles vous ont demandé de suspendre l’audience. Elles vous ont dit que le mouvement de libération des femmes considère la prostitution comme une problématique féminine, au même titre que la garde des enfants, au même titre que le salaire égal pour un travail égal, au même titre que le mariage, l’avortement, la contraception et le viol. Ces femmes vous ont dit qu’elles préparaient une conférence sur la prostitution en commun avec les féministes radicales, et que cette conférence, en amont de la session législative, permettrait d’élaborer une nouvelle approche, une approche du point de vue des femmes, sur la question de la prostitution. Mais vous avez refusé d’annuler cette audition, ce qui prouve bien, je pense, le poids que vous accordez au pouvoir politique des femmes. Et donc, contre notre gré, nous sommes contraintes d’utiliser votre journée d’audition comme tribune. Nous le faisons à regret, sur le tas et dans la précipitation, sans la profondeur appropriée, l’examen et l’esprit démocratique d’analyse tel que notre propre conférence de femmes se déroulera.

Comme la plupart des autres questions liées à la libération des femmes, le problème de la prostitution est incroyablement complexe, car il repose sur l’économie, la psychologie, la sexualité et le principe du pouvoir masculin. Certaines diraient que le principe du pouvoir masculin incorpore les trois premiers points que j’ai mentionnés : l’économie, la psychologie et la sexualité. Pour être tout à fait honnête, c’est ce que je dirais. (Applaudissements)

Un fait concernant la prostitution ne vous a sans doute pas échappé : les acheteurs, ceux qui détiennent l’argent, ceux dont la demande créé le marché, ce sont tous des hommes, messieurs, du même sexe que vous.

Dans les années 1940, le rapport Kinsey – probablement le dernier rapport en date vraiment documenté sur la sexualité – a indiqué que deux tiers des hommes américains ont eu un rapport avec une prostituée. En 1964, R.E.L. Masters estimait que ce chiffre se rapprochait plutôt de 80 %. Alors, vu le nombre d’hommes que j’ai compté dans cette salle, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de jouer aux devinettes pour déterminer lequel d’entre vous n’a pas d’ardoise.

En fait, ce que votre sexe achète avec ses billets de banque est de la chair humaine, la plupart du temps, mais pas toujours, du même sexe que moi. Et je dis « pas toujours » entre parenthèses, parce que dans cette ville aujourd’hui même, vous pouvez aller n’importe quel soir au coin de la 53eme rue et de la 3eme avenue, et voir des hommes acheter d’autres hommes pour du sexe. On en parle rarement, mais c’est important. Là encore, les acheteurs sont toujours des hommes.

En fait, le mythe veut que la femme prostituée vende sa propre chair, qu’elle consente librement à son acte, qu’elle ait fait le choix éclairé de vendre son corps. C’est un mythe masculin, messieurs, un mythe que votre sexe a popularisé avec succès pour vos intérêts propres. Non seulement il vous a absout de votre responsabilité dans ce terrible crime qu’est l’achat du corps d’un autre être humain, mais il a aussi déplacé, de façon très commode, votre culpabilité sur nos épaules. Dans cette ville, la loi est utilisée pour punir la femme et laisser l’homme s’en tirer tranquille.

Du coup, il y a une autre chose que le sexe masculin a toujours essayé de faire pour dissimuler son crime : il a essayé de séparer culturellement la femme qui se prostitue du reste des femmes. Il l’appelle « l’autre », il la désigne comme la mauvaise femme, ça l’envoie en prison, et au reste d’entre nous, cela dit que nous sommes très bonnes et vertueuses et que nous n’avons rien en commun avec elle.

Eh bien, messieurs, j’ai une bonne nouvelle pour vous. Nous avons déboulonné ce petit mythe : le mouvement féministe s’identifie à la femme victime d’une institution créée par les hommes et connue sous le nom de prostitution. (Applaudissements)

L’HOMME : Je présume que vous n’avez pas d’objection à être interrompue…

BROWNMILLER : Je suis blanche, de classe moyenne et ambitieuse, et je n’ai aucun mal à m’identifier à la call-girl ou à la pute des rues, et je peux l’expliquer en une phrase : Cela fait quinze ans que je travaille dans cette ville pour subvenir à mes besoins, et j’ai reçu plus d’offres pour vendre mon corps contre de l’argent que pour être nommée à un poste de direction. Selon John Kenneth Galbraith, dans un numéro récent du New York Times Magazine, 96 % de tous les emplois de plus de 15 000 dollars dans ce pays sont occupés par des hommes blancs. Les 4 % restants sont répartis entre les noirs, les bruns et les femmes. Aujourd’hui, lorsque je vois une jeune fille faire le trottoir, je vois une jeune fille comme moi qui a de l’ambition. Mais elle n’a pas d’options. Je veux dire, qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autre ? Elle pourrait être serveuse, opératrice d’ordinateur, elle pourrait être une mère bénéficiant de l’assistance sociale, elle pourrait être l’épouse de quelqu’un.

Il fut un temps où j’étais une actrice au chômage et où je travaillais pour subvenir à mes besoins en tant que serveuse et classeuse. La disparité entre ma situation réelle et mon ambition d’une vie meilleure était si grande que j’ai considéré sérieusement la pression sociale à faire un peu le trottoir. Et c’est quelque chose, messieurs, que je ne pense vraiment pas que vous compreniez. Je ne pense pas que quiconque vous ait jamais demandé de vendre votre corps, ou ait pris pour acquis que votre corps était à vendre. Je me demande si un chauffeur de taxi s’est déjà retourné vers vous et vous a dit : « Je vois que vous êtes un peu à court de monnaie. Peut-être pourrions-nous travailler ensemble. Je pourrais vous amener quelques clients ». Je me demande si un homme s’est déjà approché de vous dans le hall d’entrée d’un hôtel et a marmonné : « C’est combien ? Dix ? Vingt ? Je paierai ça. Je paierai ça. » Cela m’est arrivé à l’hôtel Astor. Je me demande si vous avez déjà postulé dans un bar-restaurant et je me demande si le propriétaire, ou peut-être était-il simplement le gérant, vous ait regardé de haut en bas et vous ait dit : « Es-tu certaine d’avoir plus de vingt et un ans ? Pourquoi tu ne descendrais pas avec moi pour me prouver ça ? »

En fait, ce sont toutes des situations qui me sont arrivées à un moment de ma vie où je paraissais peut-être plus vulnérable qu’aujourd’hui, et où j’étais certainement plus désespérée. Et je tiens à le dire sans théâtralité, j’ai eu de la chance. J’avais des alternatives que la plupart des autres femmes n’ont pas. J’ai réussi à utiliser mon ambition de manière positive. J’ai réussi à devenir écrivaine, ce que Caroline Bird appelait « une femme qui s’est dérobée ». Il y avait, bien sûr, une autre alternative que j’aurais pu tenter. J’aurais pu me marier.

Alors maintenant, vous comprenez peut-être pourquoi je m’identifie à la prostituée et pourquoi, lorsque je vois un gros titre en première page du New York Times, comme « Le maire intensifie la lutte contre les prostituées et la prostitution », je sais que, dans un sens très réel, c’est de moi et de mon sexe tout entier que le maire et le New York Times sont en train de parler. Et lorsque ce maire nomme un groupe de travail composé de six hommes et d’aucune femme pour étudier le problème des proxénètes, de la pornographie et de la prostitution, en accordant le même poids moral à chaque catégorie, je sais que son incapacité à nommer ne serait-ce qu’une femme dans ce groupe de travail n’est pas une erreur anodine, mais simplement que les gars ont décidé qu’ils devaient se réunir et faire quelque chose d’un peu superficiel pour préserver leurs plaisirs.

Du coup, je crains que votre objectif en organisant cette consultation aujourd’hui ne soit d’ouvrir les portes à la légalisation de la prostitution. M. Pete Hamill, par exemple, a parlé avec éloquence sur le sujet dans le magazine New York et dans Village Voice, vantant les vertus d’un bordel légal qu’il avait visité à Curaçao, dans lequel il a pu avoir une baise propre, à un prix raisonnable, avec une garantie médicale d’absence de maladie vénérienne. Un article récent du magazine Look fait état de la première maison close américaine légale proche de Reno, dans le Nevada. Vous avez peut-être lu l’article. Dans une interview avec le proxénète en charge, un homme blanc, décrit comme portant deux bagues serties de diamant, ce porc a déclaré : « Tout d’abord, le client n’a pas à s’inquiéter de contracter une maladie vénérienne. Les filles sont examinées chaque semaine par un médecin, et une fois par mois, on leur fait un test sanguin. »

Messieurs, si vous avez l’intention d’étendre la définition du label gouvernemental « viande inspectée » à la vente de chair humaine, vous le ferez sur nos cadavres. Le mouvement des femmes ne tolérera pas la légalisation de l’esclavage sexuel dans cet État. Oui, il y a un problème de prostitution. Ceci est exprimé par le juge John A. Murtagh, qui a écrit : « La plupart des hommes qui visitent les prostituées seraient considérés comme normaux ». Il est exprimé par le juge Morris Schwalb, qui a commencé à faire comparaitre des prostituées dans son tribunal sans mise sous caution après avoir reçu des plaintes d’amis à lui qui étaient en ville pour une audience de l’Association du Barreau. Ceux-ci affirmaient avoir été harcelés par des femmes dans la rue. Eh bien, si le juge Schwalb mettait une jupe et descendait la 42eme rue, ou même la 5eme avenue, n’importe quelle après-midi, malgré ses jambes poilues, je pense qu’il commencerait à comprendre, pour la première fois de sa vie, ce qu’est le harcèlement de rue. Ce sont les femmes qui sont harcelées dans ces rues de New York, jour et nuit, et ce sont les hommes qui les harcèlent, et pas l’inverse. Oui, il y a un problème de prostitution, et il est exprimé par M. Pete Hamill qui rêve de femmes dans de petites cabines propres, approuvées par le corps médical et à un prix abordable pour le travailleur lambda.

Il y a un grave problème dans notre société quand des femmes ambitieuses doivent vendre leur corps parce qu’elles n’ont pas d’autres moyens pour gagner quinze mille dollars par an. Il y a un grave problème dans notre société quand les hommes pensent que l’accès au corps des femmes est, sinon un droit divin, du moins un droit pécuniaire.

Il n’y a eu qu’une seule étude approfondie sur le bénéfice que les hommes retirent du fait de payer pour du sexe, et cette étude a été menée dans les années 1920. C’est peut-être messieurs dans ce domaine que vous pourriez commencer votre enquête. C’est peut-être la seule étude valable qu’un homme puisse faire à notre époque au sujet de la prostitution. Vous pourriez commencer auprès de Marshall Helfand, qui, selon le New York Times du 24 juillet, a été arrêté et accusé d’inciter à la prostitution. Si vous voulez savoir comment le joindre, Mr. Helfand est le propriétaire de Tune Time Fashions au 520 Eight Avenue. Ou peut-être voudrez-vous diligenter par avion Mr. Weldon Case d’Elyria, dans l’Ohio. M. Case a été arrêté en même temps que M. Helfand et accusé d’être le proxénète d’une prostituée.  Il a déclaré au tribunal qu’il était le président de la Midwest Intercontinental Telephone Company, qui exerce dans douze États. Je pense qu’un patron de magasin de mode et un président de grande entreprise pourraient avoir des éclairages très intéressants sur leur conception de la virilité et leur besoin psychologique de payer une femme afin d’utiliser son corps.

La prostitution ne cessera pas dans ce pays tant que les hommes ne verront pas les femmes comme leurs égales. Et les hommes ne verront jamais les femmes comme leurs égales tant que la prostitution perdurera. Il semble donc que nous devrons travailler simultanément à l’égalité complète des femmes et à la fin de la prostitution. L’une ne va pas sans l’autre. En attendant, il me semble niais de poursuivre une femme pour un crime dont elle est la victime. Mais il est tout aussi déplorable de laisser un homme en liberté pour l’acte criminel que constitue l’achat du corps d’une autre personne.

Voilà qui conclut la partie formelle de mon témoignage. J’ai eu beaucoup de mal à écrire ces mots car, comme l’a dit la poétesse Adrienne Rich dans un autre contexte, « ceci est le langage de l’oppresseur ». Et il est très clair que lorsque vous commencez à écrire sur la prostitution, vous utilisez le langage de l’oppresseur, qui est le langage masculin. L’institution est désignée par la femme : prostitution ; mais c’est l’homme qui procède à l’achat. Il n’y a pas de mot officiel pour décrire cet homme ; nous n’avons que quelques mots d’argot comme « John », « trick », que la prostituée utilise. Il n’y a pas de mot officiel. C’est peut-être parce qu’il n’y a que des hommes, et que les hommes n’ont jamais ressenti le besoin d’utiliser le mot spécifique de la langue pour définir ce qui est de leur ressort. Quoi qu’il en soit, j’ai eu des difficultés et, pour cette raison, j’estime que d’autres femmes du mouvement doivent s’exprimer maintenant….

Susan Brownmiller (1971)

Version originale dans la revue suivante:

Tout droit réservé à l’autrice.

Traduction : Tradfem


[1] Elle est connue pour son ouvrage Le viol, éd. Stock, 1978. [Ndt]