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Wissam Dief : Des fillettes « libérées » aux féministes mal-baisées

[Bien que certaines références du texte qui suit ne soient pas les miennes, je remercie vivement Wissam Dief pour son travail contre les violences masculines que je répercute ici avec son autorisation]

Des fillettes « libérées » aux féministes mal-baisées

A propos d’une plaque commémorative :

Si on ne peut reprocher à Guy Hocquenghem et à René Schérer (entre autres), d’avoir voulu abroger dans les années 70, le double-standard en ce qui concernait la majorité  homosexuelle et hétérosexuelle, on peut tout de même s’interroger sur leur manière d’avoir subsumé sous la catégorie de l’enfance un ensemble d’expériences dont ils semblent peu tenir compte. Ainsi le projet de déconstruire un système de l’enfance, pour explorer la possibilité de relations charnelles « transversales » entre adultes et enfants, universalise l’expérience intime de l’enfance masculine homosexuelle au mépris de la majorité des concernées. Les récents débats au sujet de la profanation et du retrait de la plaque commémorative de Guy Hocquenghem à Paris, nous mettent en demeure de rappeler ici les conséquences qu’une telle vue abstraite a nécessairement sur nos corps de femmes et de petites filles.

N’importe quelle femme pourra faire retour sur les injonctions par milliers lui ont été
assénées très tôt au sujet de tout ce que son corps donnait à voir : d’une manière de croiser les jambes, à l’ouverture gracieuse de la bouche, en passant par le contrôle de la cambrure, du poids, de la démarche, la recherche inlassable de proximité affectueuse, le fait de mettre en scène comme un être mignon, susceptible d’émouvoir, movere, de faire bouger l’adulte. Bien sûr que ce seul pouvoir qui nous était accordé, ne pouvait qu’être surinvesti, consciemment ou non. Bien sûr, qu’à force de nous indiquer par tous les moyens que là était la seule voie de reconnaissance possible, nous ayons fini par minauder, miauler, tourner de la tête gracieusement, nous habiller-déshabiller, faire des pas de danse, des glissements savants sur le sol. Puisque avoir l’attention des adultes, et particulièrement de notre père, cet être étrange qui représentait le pont vers le Monde, nécessitait de nous ce minaudage. Qui viendrait ici, rétroverser les choses, pour affirmer que nous étions naturellement faites pour la séduction, portées instinctivement au contact charnel et sexuel avec les adultes que nous aguichions ? Il faut croire que ceux qui s’y essaient savent si peu de nos enfances. Lire la suite

Robert Jensen : Les hommes, la pornographie et le féminisme radical

Les hommes, la pornographie et le féminisme radical : la lutte en faveur de l’intimité dans le patriarcat

Par Robert Jensen

Les critiques féministes radicales de la pornographie ont été, depuis leur première formulation, prolongées.

La critique féministe radicale de la pornographie reste à ce jour l’analyse la plus convaincante des contenus sexuellement explicites, mais elle est régulièrement marginalisée dans la culture dominante et dans les groupes féministes. Pourquoi ? Le patriarcat est profondément enraciné dans nos vies, et le déni ou l’évitement du caractère mortifère du patriarcat est courant. Dans la deuxième partie, j’expliquerai en quoi cette critique, et le féminisme radical plus généralement, n’est pas une menace mais un cadeau pour les hommes.

Depuis que je défends la critique féministe radicale de la pornographie, c’est-à-dire depuis plus de 30 ans, la question la plus courante que m’ont posé des femmes est : « Pourquoi les hommes aiment-ils tant la pornographie ? »

Bien sûr, tous les hommes ne consomment pas de la pornographie, et certaines femmes en consomment aussi. Mais l’industrie pornographique sait que l’immense majorité de ses clients sont des hommes, et la majorité de la pornographie reflète donc ce que les pornographes imaginent que les hommes visionneront – et reviendront visionner à nouveau – ce qui contribue à modeler l’imaginaire sexuel contemporain. Beaucoup de femmes considèrent que cette pornographie, et la consommation qui en est faite par les hommes, est affligeante. Elles veulent savoir pourquoi les hommes – y compris les hommes qui leur sont proches, en particulier leurs compagnons et leurs fils – trouvent la pornographie si plaisante, en consomment si régulièrement et ignorent leurs demandes pour qu’ils arrêtent.

La réponse simple est : « Parce que la pornographie fonctionne. » C’est-à-dire que les contenus visuels sexuellement explicites provoquent une excitation sexuelle intense qui facilite la masturbation. En clair : la pornographie produit des orgasmes, de manière fiable et efficace.

« Mais il n’y a pas d’intimité dans ce genre d’expérience sexuelle », soulignent les femmes. Je réponds : « Tout à fait ». « La pornographie offre aux hommes un plaisir sexuel, avec ce qui est ressenti comme un contrôle total sur soi et les femmes. La pornographie offre aux hommes la quintessence de l’expérience sexuelle sous le régime patriarcal – le plaisir sans la vulnérabilité. »

Mais les apparences sont trompeuses : ce sentiment de contrôle, sur soi et les autres, est à la fois illusion et hallucination. Les hommes gagneraient à comprendre cela. J’y ai gagné, et cette compréhension m’est parvenue grâce au féminisme radical. Lire la suite

Mélissa Blais : « Le masculinisme est un contre-mouvement social »

[Je reproduis plus bas l’interview de Mélissa Blais publiée sur le site de la revue Ballast. L’autrice revient ici sur l’attentat qui a eu lieu à l’école Polytechnique en 1989 ;  elle y a d’ailleurs consacré un livre – trop peu connu : « J’haïs les féministes ! » – le 6 décembre 1989 et ses suites (éd. Remue-ménage, 2009).

L’entretien est republié ici avec son aimable autorisation – merci !

Le chapeau est de la revue Ballast. Pour s’y abonner, c’est là : https://www.revue-ballast.fr/produit/abonnement/]

Le 6 décembre 1989, un homme pénètre dans l’école Polytechnique de Montréal avec une carabine semi-automatique et un couteau de chasse. En une vingtaine de minutes, le dénommé Marc Lépine tue 14 personnes : 14 femmes. Ses motivations sont explicites : au moment de tirer sur les étudiantes qu’il a isolées dans une salle de classe, il crie « Je hais les féministes ! ». Dans la lettre qu’il laisse après son suicide, il déclare : « Mon acte est politique. » Malgré ces intentions claires, il aura fallu 30 ans à la ville de Montréal pour reconnaître officiellement qu’il s’agissait là d’un « attentat antiféministe ». La sociologue Mélissa Blais fait partie de celles qui ont milité pour cela. Nous revenons avec elle sur l’idéologie des mouvements masculinistes qui, aujourd’hui comme hier, avec ou sans actions d’éclat, continuent de lutter pour les « droits des hommes »  c’est-à-dire contre les revendications féministes.

On commémore aujourd’hui le 30eme anniversaire de l’attentat de Polytechnique : qu’est-ce qui a changé, depuis ?

Au sortir de la tuerie, on a tout de suite cherché à interpréter les causes de l’événement. Il ne s’agissait pas de remettre en question les faits : il n’y avait pas de force négationniste à l’œuvre. Mais les discours qui ont été les plus promus dans les médias mettaient de côté toute analyse sociologique, en réduisant l’événement au geste d’un seul homme guidé par sa folie : il aurait commis l’irréparable et on ne pouvait rien retenir de ses intentions. Or ce type de discours s’opposait très ouvertement aux analyses féministes de la fusillade, qui visaient au contraire à rappeler les intentions du tueur. Et qui voulaient saisir cette occasion pour agir ici et maintenant afin d’éviter la reproduction de ce type d’attentat. Les féministes ont beaucoup milité autour du thème de la violence contre les femmes, ce qui permettait d’inscrire l’attentat de Polytechnique dans un continuum de violences.

Durant les années qui ont suivi, les féministes étaient les seules à commémorer l’attentat, tandis que la bataille mémorielle persistait. Les discours se sont légèrement reconfigurés au moment du 10e anniversaire : il était davantage possible d’admettre que le tueur avait agi avec des intentions, et des intentions misogynes — mais on était encore loin de reconnaître le caractère antiféministe de son acte. Ce que l’on retenait en termes de prévention, c’est qu’il fallait s’attaquer à la violence en général, à la violence sous toutes ses formes. On amalgamait ainsi la violence contre les femmes et la violence à la télévision, la violence dans les cours de récréation… Ce faisant, on perdait de vue la particularité des violences sexistes. On évacuait les spécificités du phénomène sociologique des violences contre les femmes, qui mérite une grille d’analyse particulière.

Mais les féministes ont progressivement créé des brèches dans le discours médiatique. Après 20 ans, leur discours avait donc une plus grande place parmi les interprétations des causes de la tuerie. On reconnaissait que Marc Lépine n’était pas un individu isolé, que son geste s’inscrivait dans une société où persistaient des inégalités de genre. Mais il a fallu attendre 10 ans de plus et des efforts acharnés de la part de certaines féministes (aujourd’hui regroupées sous la bannière « Comité 12 jours d’actions contre les violences faites aux femmes ») pour que la plaque commémorative qui annonce la place du 6‑décembre-1989 à Montréal mentionne clairement qu’il s’agit non seulement d’un « attentat » — et non d’une « tragédie », comme c’était le cas jusqu’alors —, mais aussi d’un attentat antiféministe. C’est enfin une reconnaissance politique forte des intentions du tueur et du phénomène de l’antiféminisme. Mais jusqu’où ira cette reconnaissance ? Sommes-nous aujourd’hui prêts à entendre les féministes qui dénoncent les discours haineux qui les ciblent et qui circulent notamment sur le Web ?

Pourquoi les actes de violence antiféministes ont-ils tant de mal à être reconnus comme tels — et ce malgré les déclarations explicites du tueur ?

Pour le cas de Polytechnique, la distance avec l’événement est une des raisons pour laquelle on le reconnaît beaucoup plus facilement aujourd’hui comme tel. Distance temporelle, d’abord. On peut aujourd’hui penser que Lépine représentait le « dernier des dinosaures » et que la tuerie s’est produite à une autre « époque », celle de 1989, où persistaient des inégalités entre hommes et femmes. Il s’agirait d’un temps désormais révolu, puisque le problème serait réglé. On progresse alors sur la compréhension des intentions mais on se détourne du problème de fond, qui demeure actuel. Distance spatiale, ensuite. On qualifie les événements différemment selon qu’ils nous touchent directement où qu’ils se produisent ailleurs. Il est par exemple plus facile, depuis la France, de parler d’attentat antiféministe à propos de Polytechnique, car c’est le Québec qui a connu ce type de terreur. Lire la suite

Charles Derry : Misandrie

[Le texte suivant constitue un des chapitres du livre Oppression and Social Justice, coordonné par Julie Andrzejewski et publié en 1993]

Note : Cet article s’attache à dépeindre précisément les comportements masculins dans leurs relations aux femmes. Des propos crus et injurieux sont souvent tenus dans ces échanges. Bien que l’auteur ait essayé de limiter ce type de propos, les éliminer complètement réduirait ou brouillerait sa tentative de révéler le soutien masculin aux violences contre les femmes.

Au premier abord, il semblerait que les hommes ne se sentent pas concernés quand les femmes sont violées, battues, blessées, bousculées, frappées, giflées, cognées, mordues, fauchées, attachées, enfermées, suivies, harcelées, humiliées, mutilées, torturées, terrorisées, tuées, frappées, étranglées et matraquées à mort par leurs maris, petits-amis et ex. A première vue, c’est comme si on s’en moquait tout simplement. Mais si on regarde de plus près, on s’aperçoit que le silence ou l’apathie généralisée dont font preuve la plupart des hommes concernant la violence masculine envers les femmes n’est qu’une façade. C’est un masque qui tombe au premier soupçon de résistance des femmes. Dès la moindre suggestion que les hommes ne devraient pas attaquer ou terroriser les femmes, la fine couche de désintérêt silencieux qui protège le privilège des hommes à abuser des femmes disparait.

A la place, se déploie tout un arsenal de résistance masculine souvent assez ahurissant par son envergure, non seulement par le simple nombre de tactiques employées mais également par la sophistication avec laquelle elles sont exécutées. Ce qui semblait de prime abord être du désintérêt masculin s’avère alors être plutôt l’opposé. Les appels au secours passionnés et plein de colère lancés par les femmes se heurtent à un mur. Les hommes s’intéressent vraiment à la violence contre les femmes. Mais ils s’y intéressent d’une façon dont ils préfèrent ne pas parler. Les hommes ont intérêt à ce que la violence se produise et ils ont intérêt à ce qu’elle continue. Et franchement, ils en ont marre d’avoir à en entendre parler. Quand le sujet est abordé, les hommes se mettent en colère, peut-être pas immédiatement mais toujours à la fin, car en dernière instance ce sujet est un défi moral qui implique que nous abandonnions les privilèges qui découlent de notre position de pouvoir. Cela signifie que le sexisme doit cesser et peu d’hommes soutiendront cette idée. Le sexisme, après tout, est une bonne affaire pour les hommes.

Quand j’avais 17 ans, j’ai commencé à sérieusement me demander ce que cela signifierait si les femmes étaient vraiment mes égales. Au bout de deux minutes de réflexion j’ai atteint le cœur du problème. « J’aurais à renoncer à des trucs ». J’ai considéré cette éventualité pendant environ 30 secondes et puis j’ai décidé que « Nan, pourquoi je ferais ça ? ». En faisant ça, je décidais de continuer à adopter les attitudes, comportements et croyances culturellement acceptés chez les hommes et dans lesquelles j’avais déjà été complètement et confortablement endoctriné. Personne ne m’a vu prendre cette décision. Personne n’a questionné la justesse ou l’erreur de celle-ci. Je n’ai d’aucune manière été identifié comme criminel ou déviant. J’ai repris le cours normal de ma vie en ayant un peu plus conscience qu’il valait mieux être un gars qu’une fille. On me faisait peu de reproches. Les femmes étaient des femmes et j’étais un jeune gars cherchant d’abord un accès sous leurs jupes. (Je voulais aussi apprendre à les connaître, bien sûr. Moi je n’étais pas un « animal », après tout, contrairement à certains types que je connaissais). En gros, je me considérais comme un « type bien ».

Mais comment expliquons-nous les données suivantes ?

– La violence se produit au moins une fois dans deux tiers de l’ensemble des mariages (Roy, 1982).

– A peu près 95 % des victimes de violence domestique sont des femmes (Ministère de la Justice, 1983).

– 50 % des femmes seront battues par leur amant ou mari plus d’une fois dans leur vie (Walker, 1979).

– Des études montrent que la violence conjugale a pour conséquence davantage de blessures nécessitant un traitement médical que dans les cas de viol, les accidents de voiture et les vols avec agression cumulés (Stark & Flitcraft, 1987).

– Aux États-Unis, une femme a plus de chances d’être agressée, blessée, violée ou tuée par son compagnon que par n’importe quel autre type d’agresseur. (Browne & Williams, 1987).

– On estime qu’il y a 3 à 4 millions de femmes américaines violentées chaque année par leurs maris ou conjoints (Stark et al, 1981).

– Entre 21 et 30 % des étudiantes déclarent des violences de la part de leur petits amis (Wolf, 1991).

– Aux États-Unis, on estime qu’une femme est violée toutes les 1,3 minutes. 75 % des victimes de viol connaissent leur agresseur (Centre national des victimes et Centre de recherche et de traitement des victimes de crime, 1992).

– Dans une étude, entre 25 et 60 % des étudiants hommes ont reconnu qu’ils violeraient probablement une femme s’ils pouvaient s’en tirer sans conséquence (Russell, 1988).

Qui agresse ces femmes ? Elles sont agressées par des millions d’hommes qui se considèrent toujours comme des « types bien ». Ce sont des pères et des grands-pères, des patrons et des collègues, des prêtres et des curés, des amis et des connaissances, des juges et des députés, des maris et des petits amis. Ce sont des hommes qui connaissent les femmes qu’ils agressent. Alors que 75% des femmes sexuellement agressées connaissent leur agresseur, 100% des victimes d’agressions domestiques connaissent le leur. Si tous les « types bien » se sortaient de leur canapé et faisaient quelque chose pour faire cesser leur violence et celle des autres hommes, la violence masculine s’arrêterait. Le sexisme vacillerait puis s’effondrerait, un peu comme le bloc soviétique s’est effondré au début des années 90 quand ils ont cessé d’écraser leur population avec des tanks. Si tous les hommes qui battent et violent actuellement des femmes arrêtaient, est-ce que tous les hommes qui jusqu’alors n’avaient pas été violents commenceraient à l’être pour maintenir le sexisme et laisser intact le pouvoir masculin avec tous ses privilèges ? Lire la suite

Leonard Schein : Les dangers des groupes de conscientisation masculins

couverture[En 1977, Jon Snodgrass coordonnait et faisait publier l’anthologie For Men Against Sexism, avec une trentaine de contributions – inégales – en provenance d’Amérique du Nord. Un des articles a déjà été mis en ligne : « Vers la justice de genre » de John Stoltenberg. L’article proposé ici, de Leonard Schein (traduit avec son accord), a donc lui aussi plus de 40 ans. Il a été écrit dans un contexte particulier où des mobilisations d’hommes proféministes se développaient. D’une certaine façon, ces mobilisations semblaient répondre à l’approche de Christine Delphy lorsqu’elle critiquait en 1977 « le militantisme traditionnel » gauchiste. Elle écrivait alors :

« « Mais alors, les hommes ne peuvent rien faire dans le cadre de la lutte antipatriarcale ? » (…) À cette question, c’est une autre pratique qui répond ; celle de certains hommes qui, au lieu de nous donner des conseils, travaillent sur eux, sur leurs problèmes sexistes ; qui, au lieu de nous interpeller, s’interrogent, au lieu de prétendre nous guider, cherchent leur voie, qui parlent d’eux et non pas pour nous. Ceux-là cherchent en quoi la lutte antipatriarcale les concerne directement, dans leur vie quotidienne. Et ils le trouvent sans difficulté, inutile de le dire. Car c’est pour l’ignorer qu’il faut se donner du mal. Quel aveuglement, quelle mauvaise foi ne faut-il pas prendre le point de vue d’Uranus – de Dieu –, pour se prétendre en dehors et au-dessus de la mêlée, quelle aliénation, au sens propre d’absence à sa propre expérience : en langue vulgaire, « être à côté de ses pompes ». C’est pourtant le point de vue du militantisme traditionnel. »1

Régulièrement, au fil des ans, des envies de non-mixité masculine sur les questions du patriarcat fleurissent. Par mimétisme avec les féministes, les hommes se lancent souvent dans de telles initiatives avec un arrière fond de symétrisation : si c’est bon pour l’émancipation et les féministes, alors ce sera aussi bon pour nous qui commençons à accepter leurs approches. Un tel mimétisme fait l’écueil sur les positionnements différents dans le système genre. Par exemple, la non-mixité masculine ne peut pas être une « condition logique et historique de la lutte contre la haine de soi »2 ; parce que nous, nous aimons bien notre situation, nous nous aimons plutôt bien comme on est – non ? À tel point que, quelle que soit notre orientation sexuelle, nous aimons notre non-mixité masculine ; elle nous confirme comme membre de la classe des hommes, elle nous sert à consolider notre identité d’homme, nous allons y puiser par dose plus ou moins abondante et fréquente, pour en définitive exclure, discriminer et opprimer les femmes. Et les groupes d’hommes sur le genre peuvent largement participer à cette logique, et l’ont fait : partager de la théorie pour satisfaire notre homosocialité, écraser les femmes par le savoir appris dans le groupe, éviter d’avoir à préparer la bouffe parce qu’on a notre réunion, trouver des oreilles attentives et arrangeantes à l’égard de nos actes foireux et des mascarades pour les justifier, nous satisfaire des « avancées énormes » produites par nos discussions, orienter une partie des maigres financements publics sur le genre à destination des hommes, etc, etc, avec une implication réelle en faveur de la justice et l’égalité qui frise le néant.

Les mobilisations proféministes américaines n’ont pas eu d’équivalent en France. À l’exception du récent Zéromacho, il n’a jamais existé de « National Oganization for Men Against Sexism », pas de « Men Against Rape », pas de « Men Against Pornography », ni de « Collectif masculin contre le sexisme ». On a certes pu voir un « Réseau européen d’hommes proféministes » à la fin des années 90, animé par Daniel Welzer-Lang, dont l’absence de reddition de compte avait déjà été critiquée. À ma connaissance, les activités du réseau auront consisté en au moins un week-end de réflexion entre hommes dans les Pyrénées et un bulletin plutôt confidentiel, édité sur papier glacé. Rétrospectivement, on peut dire qu’il manquait à ce réseau une clarté d’analyse et une pratique politique, à la hauteur des enjeux.

Si des rencontres entre hommes ne sont pas explicitement cadrées par des féministes, et elles le sont rarement3, le fait de se retrouver entre dominants ne va pas produire un commun susceptible de remettre en question l’exploitation et la domination qu’on exerce. Je parle en connaissance de cause puisque j’ai moi-même participé à divers dynamiques non-mixtes aux intentions proféministes : décortiquer et refuser notre sexisme, être solidaires des féministes. Nos déclarations du début sont généralement restées des lettres mortes. La force d’inertie masculine – classique – à l’égard des problèmes du patriarcat fonctionnait très bien en nous, entre nous et ralentissait ainsi les plus volontaires.

L’article qui suit aborde en partie ces questions, y répond et propose quelques garde-fous. En particulier : le refus d’une réflexion désincarnée, l’importance d’une pratique concrète et l’acceptation sincère de l’analyse féministe radicale (la revue Questions féministes est un exemple de ce corpus d’analyse). C’est pourquoi nous l’avons traduit ; non pas pour inviter à de telles initiatives non-mixtes masculines, mais pour tenter de les cadrer lorsqu’elles font jour.

Yeun Lagadeuc-Ygouf]

Leonard Schein : Les dangers des groupes de conscientisation masculins

L’apparition de groupes de conscientisation masculins doit être vue comme une étape positive de la lutte contre le sexisme. De nos jours, il est important que les hommes commencent à travailler avec d’autres hommes à de nouvelles façons de détruire la traditionnelle « connivence masculine ». Que des hommes mettent au travail d’autres hommes est nécessaire et va dans le bon sens pour trois raisons principales.

Tout d’abord, les hommes ont depuis longtemps l’habitude, lorsqu’ils travaillent avec les femmes, de s’approprier leur travail, de traiter les femmes de manière sexiste, d’orienter l’énergie du mouvement vers des intérêts masculins, et de faire des problèmes des hommes une priorité. Quelques exemples permettent d’illustrer ce processus de détournement. Le mouvement de la Nouvelle Gauche a toujours crié haut et fort l’importance de combattre l’oppression des peuples à travers le monde. Mais cette même Nouvelle Gauche a mis beaucoup de temps à reconnaître l’oppression des femmes. Elle a par la suite développé une rhétorique creuse de soutien à la libération des femmes, mais dès qu’il fallait établir les priorités, les questions féministes étaient reléguées en dernière place. La Nouvelle Gauche ne s’intéresse qu’au bien-être de certaines catégories de populations opprimées. Ces populations sont celles qui s’accordent avec l’analyse marxienne traditionnelle : les travailleurs (masculins), les populations du Tiers-Monde (masculines) et les personnes de couleur du nord de l’Amérique (masculines). La lutte des femmes pour accéder au statut d’être humain n’a jamais été prise au sérieux par les militants de la Nouvelle Gauche. Nous sommes dans la situation où l’énergie militante est dévolue à la libération d’hommes opprimés.

Non seulement la Nouvelle Gauche n’a pas travaillé à être utile aux femmes, mais, de surcroît, sa logique collective masculine à la mode « Macho Marx » a perpétué et renforcé la pire division patriarcale des rôles. Le chauvinisme masculin a été le nouveau « petit livre rouge » de la Nouvelle Gauche ; le mouvement était complètement autoritaire et dominé par les hommes. Les hommes faisaient le travail important pendant que les femmes étaient coincées dans des tâches domestiques et de secrétariat merdiques. Les « leaders » masculins radicaux sont devenus des rock stars entourées de « groupies » chargées de les satisfaire sexuellement après leur rude journée à combattre l’impérialisme. Lire la suite

L’antiféminisme (extraits)

[Plus bas, un extrait du livre Les femmes de droite d’Andrea Dworkin, publié par les éditions du remue-ménage. indexC’est à ce jour le seul ouvrage de cette féministe radicale américaine traduit. Il est en vente ici: Violette & Co. Les extraits qui suivent sont tirés du dernier chapitre intitulé « L’antiféminisme ».

Les femmes de droite est un livre d’autant plus puissant qu’il est précédé d’une préface où Christine Delphy explicite entre autres les divergences entre le queer et le féminisme radical.

Un ouvrage, riche, à lire.

Des articles d’Andrea Dworkin ont été aussi publiés dans l’anthologie Pouvoir et violence sexiste (Éditions Sisyphe). ]

Le féminisme est une philosophie politique qui suscite beaucoup de haine. C’est vrai dans tout le spectre politique reconnaissable défini par les hommes, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Le féminisme est haï parce que les femmes sont haïes. L’antiféminisme est une expression directe de la misogynie ; c’est l’argumentaire politique de la haine des femmes. Il en est ainsi parce que le féminisme est le mouvement de libération des femmes. L’antiféminisme, dans l’une ou l’autre de ses familles politiques, soutient que la condition sociale et sexuelle des femmes incarne essentiellement (d’une manière ou d’une autre) leur nature, que la façon dont les femmes sont traitées dans le sexe et dans la société est conforme à ce que sont les femmes, que la relation fondamentale entre les hommes et les femmes – dans le sexe, la reproduction et la hiérarchie sociale – est à la fois nécessaire et inévitable. L’antiféminisme soutient la conviction que la violence infligée aux femmes par les hommes, en particulier dans le sexe, possède une logique implicite qu’aucun programme de justice sociale ne peut ou ne devrait éliminer; et que puisque l’utilisation que les hommes font des femmes découle de leurs natures distinctes et opposées qui convergent dans ce qu’on appelle « le sexe », les femmes ne sont pas violentées quand on les utilise en tant que femmes, mais simplement utilisées pour ce qu’elles sont par les hommes en tant qu’hommes. On reconnaît qu’il existe certains excès de sadisme masculin – commis par des individus dérangés, par exemple – mais en général, l’avilissement massif des femmes n’est pas perçu comme une violation de la nature des femmes en tant que telles. Par exemple, la nature d’un homme serait violée si quelqu’un pénétrait son corps de force. Mais le même incident ne transgresse pas la nature d’une femme, même si cela lui a fait mal. La nature d’un homme ne provoquerait pas qui que ce soit à pénétrer son corps de force. Mais la nature d’une femme provoque une telle pénétration – en outre, une blessure ne prouve pas qu’elle ne voulait pas cette pénétration ou même cette blessure, puisqu’il est dans sa nature de femme de désirer être pénétrée de force et blessée de force. Une femme est violée toutes les trois minutes aux États-Unis, selon des estimations conservatrices, et dans chacun de ces viols, c’est la nature de la femme et non l’acte de l’homme qui est mise en cause. Il n’y a assurément aucune reconnaissance sociale ou juridique du viol comme acte de terrorisme politique. Lire la suite

Contre la dynamique incestueuse des familles : les intellectuels au secours de la pédophilie. Le temps des années 1970

[Plus bas, un autre article tiré du même ouvrage coordonné par Dorothée Dussy: L’inceste, bilan des savoirs, publié aux éditions La Discussion en janvier 2013. Cet article est écrit par  l’historienne Anne-Claude Ambroise-RenduIncesteBilanDesSavoirs. J’ai choisi de le reproduire car il renseigne sur cette période qu’on appelle la « libération sexuelle » et qu’il permet  de relativiser les connotations progressistes qui y sont attachées. On y croise des libertaires, le journal  Libération ou encore un futur prix Renaudot. Et concernant la pédophilie, on y lit que les libérateurs-libérés se caractérisent surtout par un engagement réactionnaire, contre-révolutionnaire: une défense du pouvoir masculin, une demande d’extension de la disponibilité sexuelle des dominé-es à l’égard des dominants, l’expression d’une misogynie décomplexée et un aveuglement confortable sur les rapports de pouvoir et les violences exercées. Autant d’actes – constitutifs et producteurs de l’identité masculine – qui doivent cesser.

Ici, l’article appuie et  développe le constat effectué par Patrizia Romito dans Un silence de mortes – la violence masculine occultée: « Dans leurs écrits, les associations pédophiles revendiquent des objectifs nobles: libérer les enfants, mais aussi les gays et les lesbiennes, et les femmes en général, d’une société sexophobe et répressive. »(page233) Lorsqu’on lit les propos d’un Richard Gardner (l’inventeur du Syndrome d’Aliénation Parentale), on constate une continuité certaine avec les libérateurs-libérés pour présenter la pédocriminalité de façon positive, telle une évidence. L’éclairage sur les tactiques militantes masculines, posé ici par l’historienne, servira je l’espère à contrecarrer les discours libéraux toujours présents.

Un pdf de l’article est dispo en bas de page. Pour commander l’ouvrage où il figure, il suffit toujours d’envoyer 8€ en chèque à cette adresse: Editions La Discussion // 39 rue Léon Bourgeois // 13001 Marseille. Je remercie vivement les éditions La Discussion pour m’autoriser la republication de l’article.  ]

    L’aveu concernant les relations sexuelles entre adultes et enfants a été porté sur la place publique par des écrivains comme Gide et Montherlant dès l’entre-deux guerres. Il s’agissait pour ces écrivains de défendre publiquement des pratiques amoureuses en même temps qu’un projet littéraire centré sur la sincérité. Mais c’est à la deuxième génération de pédophiles1, que les médias qualifient parfois de néo-pédophiles2 qu’il reviendra d’adopter une posture militante dans le contexte d’une revendication générale sur le droit au plaisir.

    Les années de la décennie 1970 foisonnent d’idées neuves et témoignent quotidiennement de la volonté d’une partie active de la jeunesse de réexaminer toutes les questions relatives à la sexualité, à la différence des sexes, au droit qui régit ces questions sous un angle politique. C’est le temps d’un vaste mouvement de remise en question permanente et résolument critique qui n’épargne aucun sujet et emprunte toutes les formes possibles. Le grand réexamen ouvre ainsi des chantiers nouveaux au sein desquels toutes les formes de préjugés, d’a-priori et de conformisme sont soumises à la moulinette infatigable du questionnement.

    Au coeur de cet argumentaire, l’inceste occupe une place ambiguë : considéré par les uns comme une sexualité libérée, il est condamné par les autres qui y voient l’incarnation concrète de tous les abus de pouvoir susceptibles d’être perpétrés au sein de la famille et interrogé par certains comme le socle d’une répression tous azimuts de la sexualité enfantine. Lire la suite