Andrea Dworkin : Introduction de son ouvrage Pornographie

1

Je n’hésitai pas à faire courir le bruit que tout homme blanc qui se proposerait de me fustiger aurait aussi à me tuer.

Vie d’un esclave américain, écrite par lui-­même,
Frederick Douglass (1845)

En 1838, à l’âge de 21 ans, Frederick Douglass devint un esclave en cavale, un fugitif pourchassé. Même si plus tard il devait acquérir sa renommée en tant que puissant orateur politique, il prononça ses premières paroles publiques avec trépidation lors d’une réunion d’abolitionnistes de race blanche au Massachusetts en 1841. Le leader abolitionniste William Lloyd Garrison décrivit ainsi l’évènement :

« Il s’approcha de l’estrade avec une certaine hésitation et gêne, sans aucun doute les pendants d’un esprit sensible dans une situation aussi peu familière. Après s’être excusé de son ignorance, et avoir rappelé à l’auditoire que l’esclavage est une bien pauvre école pour l’intelligence et le cœur humains, il fit le récit de certains épisodes de sa propre histoire en tant qu’esclave […]. Dès qu’il eut regagné sa place, je me levai, empli d’espoir et d’admiration, et rappelai à l’auditoire les risques auxquels s’exposait dans le Nord ce jeune homme émancipé par lui-­même — même au Massachusetts, sur la terre des pèlerins fondateurs, au milieu des descendants des Pères de la révolution ; et je leur demandai s’ils accepteraient jamais de voir celui-­ci ramené de force en esclavage — quoi qu’en dise la loi, quoi qu’en dise la Constitution[1]. »

Constamment en danger dans son état de fugitif, Douglass devint tout à la fois organisateur dans le camp abolitionniste ; éditeur de son propre journal qui plaidait en faveur de l’abolition et des droits des femmes ; chef de gare au sein du « chemin de fer clandestin » ; un proche camarade du célèbre John Brown ; et, lors de la convention de Seneca Falls en 1848, il fut la seule personne à seconder la résolution d’Élizabeth Cady Stanton réclamant le droit de vote pour les femmes. De mon point de vue, il était un héros politique ; une personne dont la passion pour les droits humains était à la fois visionnaire et ancrée dans l’action ; quelqu’un qui a pris des risques réels et non rhétoriques et dont l’endurance dans sa quête pour l’égalité a établi une norme en ce qui concerne l’honneur en politique. Ses écrits, aussi éloquents que ses discours, exprimaient son rejet catégorique de toute subjugation. Son intelligence politique, à la fois analytique et stratégique, était imprégnée d’émotions : l’indignation face à la douleur humaine, l’affliction face à l’avilissement, l’angoisse face aux souffrances, et la fureur face à l’apathie et à la collusion. Il détestait l’oppression. Son empathie pour celles et ceux qui souffraient de l’injustice dépassait les frontières de la race, du genre et de la classe parce qu’elle était animée par son propre vécu — l’expérience de l’humiliation et celle de sa dignité.

Pour dire les choses simplement, Frederick Douglass était un homme sérieux, un homme qui traitait avec sérieux sa quête de la liberté. Vous voyez le problème : il est certainement évident. Quel rapport cela a-­t-­il avec nous, les femmes de notre époque ? Imaginons qu’aujourd’hui une femme dise — en le pensant vraiment — qu’un homme qui voudrait réussir à la fustiger devrait également réussir à la tuer. Imaginez l’existence d’une politique de libération fondée sur cette affirmation — un énoncé qui ne soit pas d’ordre idéologique, mais celui d’une révulsion profonde et tenace face aux violences subies, une affirmation ferme, une affirmation sérieuse portée par des femmes sérieuses. Mais que sont donc des femmes sérieuses ? Y en a-­t-­il vraiment ? Est-­ce que tout sérieux à propos de la libération des femmes par les femmes n’est pas burlesque, grotesque ? Nous ne voulons pas faire rire de nous, n’est-­ce pas ? À quoi pourrait ressembler cette perspective de libération ? Où pourrions-nous la trouver ? Que devrions-­nous faire ? Nous faudrait-­il faire autre chose que nous habiller dignement ? Nous faudrait-­il faire cesser les agressions de ceux qui nous agressent ? Pas en débattre avec eux, mais faire cesser ces violences. Nous faudrait-­il mettre un terme à l’esclavage ? Pas en discuter, mais y mettre un terme. Est-­ce qu’il nous faudrait cesser de prétendre que nos droits sont protégés dans cette société ? Devrions-­nous être si grandioses, si arrogantes, si peu féminines au point de croire que les rues que nous foulons, les maisons où nous vivons, les lits où nous dormons sont à nous, nous appartiennent, nous appartiennent vraiment ; nous décidons de ce qui est bien ou mal et si quelque chose nous blesse, cela doit cesser. Il est, bien sûr, malaisé d’être trop sincère sur ces sujets, et il est carrément ridicule d’être sérieuse. Les gens intelligents sont bien élevés et modérés, même dans leur quête de la liberté. Les femmes intelligentes parlent doucement et disent « s’il vous plaît ».

Maintenant imaginons Sucre d’orge, Mon lapin, Cocotte ou Minou disant, en le pensant vraiment, qu’un homme qui voudrait réussir à la fustiger devrait également réussir à la tuer. Elle le dit, et elle le pense réellement. Ce n’est pas un scénario pornographique dans lequel elle a le rôle du mannequin contraint par le proxénète-­ventriloque à gémir le classique non-­qui-­veut-­dire-­oui. Ce n’est pas la provocation sexuelle habituelle des pornographes qui utilisent le corps d’une femme pour dire : je refuse d’être fouettée alors fouette-­moi plus fort, fouette-­moi encore ; je refuse d’être fouettée, ce que je veux vraiment, c’est que tu me tues ; fouette-­moi, et puis tue-­moi ; tue-­moi, et puis fouette-­moi ; tout ce que tu veux, de la façon que tu veux — est-­ce que cela t’a plu ? Non, au lieu de ça, la pièce de viande dépeinte sur la page ou dans le film se lève et en sort. Elle dit : je suis réelle. Comme Frederick Douglass, elle sera hésitante et gênée. Elle se sentira ignorante. Elle fera un récit personnel de son vécu dans la prostitution, dans la pornographie, en tant que victime d’inceste, en tant que victime de viol, en tant que personne qui a été battue ou torturée, achetée et vendue. Elle ne rappellera peut-­être pas à son auditoire que la servitude sexuelle est une bien pauvre école pour l’intelligence et le cœur humains — agressée sexuellement, souvent depuis son enfance, elle ignorera peut-­être la valeur de son intellect ou de son cœur humains —, et l’on ne peut pas compter sur l’auditoire pour savoir qu’elle méritait mieux que ce qu’on lui a imposé. Y aura-­t-­il quelqu’un pour implorer l’auditoire de l’aider à s’échapper de la pornographie, loi ou pas loi, constitution ou pas constitution ? L’auditoire comprendra-­t-­il que tant qu’il existera des images pornographiques d’elle, elle en sera captive, qu’elle sera une fugitive ? L’auditoire sera-­t-­il prêt à lutter pour sa liberté, en luttant contre la pornographie produite à partir d’elle, parce que, comme Linda Marchiano l’a déclaré à propos de Gorge profonde, « chaque fois que quelqu’un regarde ce film, il me regarde être violée[2] » ? L’auditoire comprendra-­t-­il que Marchiano parle au nom de toutes celles qui n’ont pas pu s’échapper ? L’auditoire comprendra-­t-­il que celles qui n’ont pu s’échapper étaient quelqu’un — que chacune d’elles était quelqu’un ? Comprendra-t-il ce qu’il lui en a coûté pour s’extirper du magazine ou du film — ce qu’il lui a fallu pour survivre, pour s’échapper, pour oser parler maintenant de ce qui lui est arrivé à l’époque ?

« Je suis une survivante de l’inceste, un ex-­mannequin de la pornographie et une ex-­prostituée, dit la femme. Le récit de mon inceste commence avant l’école maternelle et se termine plusieurs années plus tard — c’était avec mon père. J’ai aussi été agressée sexuellement par un oncle et par un prêtre […]. Quand j’étais adolescente, mon père m’a forcée à pratiquer des actes sexuels avec d’autres hommes lors d’un enterrement de vie de garçon […]. Mon père fut mon maquereau dans la pornographie. À trois reprises, entre l’âge de 9 et 16 ans, il m’a forcée à être mannequin pornographique […] dans l’État du Nebraska ; alors, oui, cela arrive aussi ici[3]. »

La femme dit : j’avais 13 ans quand on m’a poussée dans la prostitution et la pornographie. J’ai été droguée, violée, violée en réunion, emprisonnée, battue, vendue à un proxénète après l’autre ; des proxénètes m’ont photographiée, des clients m’ont photographiée ; j’ai été utilisée dans de la pornographie et ils ont utilisé la pornographie contre moi. « Ils reconnaissaient facilement au premier regard le visage d’une enfant. Il était évident que je n’agissais pas de mon plein gré. J’étais constamment couverte de marques et de bleus […]. Il était encore plus évident que je n’avais aucune expérience sexuelle. Je ne savais absolument pas quoi faire. Alors ils me montraient de la pornographie pour m’enseigner le sexe et ensuite ils ignoraient mes pleurs quand ils disposaient mon corps comme celui des femmes sur les images et qu’ils m’utilisaient[4]. »

« Quand je parle de la pornographie ici, aujourd’hui, dit la femme, je parle de ma vie. J’ai été violée par mon oncle à l’âge de 10 ans, par mon beau-­frère et mon beau-­père avant d’avoir 12 ans. Je n’avais pas encore 14 ans quand mon beau-­frère m’a utilisée pour faire de la pornographie. Je n’avais même pas 16 ans, et la réalité de mon existence consistait à sucer des verges, poser nue, effectuer des performances sexuelles et être violée à répétition[5]. »

Ces femmes sont celles des images ; elles en sont sorties, bien que les images existent certainement toujours. Elles sont devenues des femmes très sérieuses ; sérieuses dans leur quête de liberté. Elles sont plusieurs milliers aux États-­Unis et bien qu’elles n’aient pas toutes été enrôlées enfants dans le système pornographique, la plupart ont été agressées sexuellement dès l’enfance, violées ou autrement agressées plus tard dans leur vie, devenant parfois sans domicile fixe et pauvres. Ce sont des féministes au sein du mouvement anti-­pornographie, et elles ne tiennent pas à débattre de « liberté d’expression ». Comme Frederick Douglass, elles sont en fuite des hommes qui ont tiré profit de leur exploitation. Elles passent leurs vies sur une corde raide, toujours plus ou moins cachées. Elles s’organisent pour aider d’autres femmes à s’échapper. Elles écrivent — à l’encre de leur sang. Il leur arrive de publier, et même de créer leurs propres bulletins d’information. Elles manifestent ; elles résistent ; elles disparaissent quand le danger devient trop grand. La Constitution n’a rien à leur offrir — aucune aide, aucune protection, aucune dignité, aucun réconfort, aucune justice. Le droit n’a rien à leur offrir — aucune reconnaissance des sévices que la pornographie leur a infligés, aucune réparation pour ce qui leur a été dérobé. Ces femmes sont réelles, et bien que cette société ne fasse rien pour elles, ce sont des femmes qui se sont engagées à ce que l’homme qui entend réussir à les fustiger soit aussi capable de les tuer. Cela change la nature du féminisme, qui doit maintenant mettre un terme à l’esclavage. À présent, l’esclave en cavale fait partie du mouvement.

2

Mon nouveau plaisir était de sortir seule le soir. J’avais soigneusement réfléchi à cela et en avais conclu que ce n’était pas seulement un droit, mais un devoir. Pourquoi une femme devrait-­elle être privée de son seul temps libre, des moments alloués à son loisir ? Pourquoi devrait-­elle dépendre d’un homme et se trouver forcée de lui plaire si elle désire sortir où que ce soit le soir ?

Une fois, un brave homme a vivement contesté ma prétention de jouir de cette liberté par moi-­même. « Tout homme digne de ce nom, a-­t-­il dit avec ferveur, est toujours prêt à accompagner une femme le soir. Il est son protecteur naturel. » « Contre quoi ? », demandai-­je. En réalité, la chose qu’une femme a le plus peur de rencontrer dans une rue sombre est — paradoxalement — son protecteur naturel.

Charlotte Perkins Gilman, The Living of Charlotte Perkins Gilman: An Autobiography

Elle avait 13 ans. Elle participait à un camp d’éclaireuses dans le nord du Wisconsin. Un jour, elle fit une longue promenade seule dans les bois. Elle avait de longs cheveux blonds. Elle vit trois chasseurs qui lisaient des magazines, parlaient, rigolaient. L’un deux leva les yeux et dit : « En voilà une vivante. » Elle pensa qu’ils parlaient d’une biche. Elle s’esquiva et se mit à fuir le plus loin possible. En réalité, ils parlaient d’elle. Ils la pourchassèrent, l’attrapèrent et la ramenèrent de force dans leur campement. Les magazines contenaient des images pornographiques de femmes qui lui ressemblaient : blondes, enfantines. Ils l’affublèrent de noms tirés de la pornographie : « sainte-­nitouche », « vide-­couilles », « salope » et « pute ». Ils menacèrent de la tuer. Ils la forcèrent à se déshabiller. C’était en novembre et il faisait froid. L’un d’eux pointa une carabine vers sa tête : un autre lui frappa les seins avec son fusil. Tous les trois la violèrent — pénétration vaginale de leurs pénis. Au début, le troisième ne parvenait pas à bander, alors il lui réclama une fellation. Elle ne savait pas ce que c’était. Alors il lui enfonça de force son pénis dans la bouche, et l’un des deux autres arma sa carabine. On lui ordonna de s’appliquer. Elle essaya. Lorsqu’ils en eurent fini avec elle, ils la rouèrent de coups de pied ; ils frappèrent son corps nu et la fouettèrent à coups de branches de pin. « Ils me dirent que si j’en voulais encore, je n’avais qu’à revenir le lendemain[6]. »

À 3 ans, elle fut agressée sexuellement par un garçon de 14 ans — c’était un « jeu » qu’il avait appris en regardant de la pornographie. « Ça me paraît vraiment bizarre d’utiliser le mot “garçon”, parce que mon seul souvenir de cette personne date de mes 3 ans. Et pour une enfant de 3 ans, il me paraissait être un homme vraiment très grand. » Jeune adulte, elle fut droguée par des hommes qui produisaient et vendaient de la pornographie. Elle se souvient de la lumière des flashs, d’avoir été amenée de force sur une scène de spectacle, d’avoir été déshabillée par deux hommes et attouchée sexuellement par un troisième. Des hommes agitaient devant elle des billets de banque : « l’un deux me les a violemment poussés dans le ventre, dans un coup de poing. Je n’arrêtais pas de me demander comment ils faisaient pour ne pas voir que je ne voulais pas être là, que j’y étais contre mon gré[7]. »

Elle avait un copain. Elle avait 21 ans. Un soir il se rendit à un enterrement de vie de garçon où il regarda des films pornographiques. Il l’appela pour lui demander s’il pouvait coucher avec elle. Elle se sentit obligée de lui faire plaisir. « Il me semblait aussi qu’un refus signalerait des “scrupules” de ma part, que je n’étais pas suffisamment “ouverte d’esprit”. En arrivant, il m’a fait savoir que les autres hommes présents à cette soirée l’enviaient d’avoir une copine à baiser. Eux aussi voulaient baiser après avoir visionné la pornographie. Il m’a dit ça en enlevant mon manteau. » Il lui a imposé une fellation : « Je ne l’ai pas fait volontairement. Il m’a mis son sexe sur le visage et il a dit “Prends-­la toute”. » Il l’a baisée. Cet épisode a duré environ cinq minutes. Ensuite, il s’est rhabillé et est retourné à la soirée. « Je me suis sentie honteuse et engourdie, et j’avais la sensation intense de m’être fait utiliser[8]. »

Elle avait 17 ans, il en avait 19. Il étudiait les arts visuels. Il se servit du corps de cette femme pour réaliser des exercices pratiques de photographie, en le contorsionnant et en racontant des récits de viols pour qu’elle affiche l’expression qu’il souhaitait voir sur son visage : la peur. Environ un an plus tard, il devait faire des moulages corporels en plâtre. Il ne trouvait pas de modèles parce que le plâtre était lourd et causait des évanouissements. Elle commençait tout juste ses études en médecine. Elle tenta de lui expliquer à quel point le plâtre avait des effets néfastes. « Lorsque l’on s’enduit le corps de plâtre, en séchant, il attire le sang vers la peau, et plus grande est la partie du corps recouverte par le plâtre, plus il y aura de sang attiré vers la surface. On ressent des étourdissements, des nausées, on vomit, et finalement on perd connaissance. » Mais il avait besoin d’exhiber son œuvre, alors il avait besoin qu’elle lui serve de modèle. Elle essaya. Elle ne pouvait supporter la chaleur et le poids du plâtre. « Il me voulait dans des poses où j’avais les mains au-­dessus de la tête, mais elles devenaient engourdies et retombaient. À la fin, il m’a attaché les mains au-­dessus de la tête. » Ils se marièrent. Au cours de leur vie maritale, il se mit à consommer de plus en plus de pornographie. Il lui lisait des extraits de magazines sur le sexe en groupe, l’échangisme, le coït anal et le bondage. Ils allaient voir des films pornographiques et des concours de tee-­shirts mouillés avec des amis. « Je me sentais démolie et dégoûtée de voir ça. Ces hommes me disaient que si je n’étais pas aussi intelligente, que si je pouvais être plus libérée sexuellement et plus sexy, ça irait beaucoup mieux pour moi et que je leur plairais plus, à eux et à plusieurs autres hommes. C’est environ à ce moment-­là que j’ai commencé à me sentir terrifiée. J’ai compris que ce n’était plus une blague. » Elle appela sa mère à l’aide, mais celle-ci lui répondit que le divorce était un déshonneur et qu’elle devait tenir bon pour le succès de son mariage. Il invita ses amis au domicile conjugal pour recréer avec eux des scénarios pornographiques. Elle trouvait le sexe en groupe humiliant et dégoûtant, et pour s’y dérober, elle accepta de recréer les scénarios de la pornographie en privé avec son mari. Elle se mit à avoir des pensées suicidaires. Il fut transféré par son employeur dans un pays asiatique. La pornographie du pays où ils habitaient maintenant était plus violente. Il l’emmenait voir des spectacles (vivants) où des femmes copulaient avec des animaux, en particulier des serpents. De plus en plus souvent, il lui imposait des coïts pendant son sommeil. Puis il commença à beaucoup voyager, et elle profita de ses absences pour apprendre le karaté. « Un soir, alors que j’étais dans l’un de ces établissements de pornographie, assise avec quelques connaissances à regarder des femmes sur scène, à assister à plusieurs de leurs transactions et à observer les différents actes pratiqués, j’ai réalisé que ma vie n’était en rien différente de celle de ces femmes, sinon que cela se faisait au nom du mariage. Je voyais maintenant que l’on me préparait à être utilisée dans de la pornographie et je devinais déjà la prochaine étape. J’entrevoyais davantage de violence et d’humiliation et à cet instant, j’ai su que j’allais soit en mourir, soit me tuer, soit partir. Et je me suis sentie assez forte pour partir […]. La pornographie n’est pas un fantasme, c’était ma vie, ma réalité[9]. »

Au moment où cette femme m’a confié cela, elle ne pouvait avoir plus de 22 ans. Comme elle était terrifiée à l’idée que d’autres personnes puissent être identifiées, elle ne m’a dit que des généralités, sans jamais spécifier leurs liens avec sa situation. Elle m’a raconté qu’elle avait vécu dans une maison avec une femme divorcée, les enfants de cette femme, et l’ex-­mari, qui refusait de partir. Elle avait vécu là pendant dix-­huit ans. Durant cette période, « la femme était périodiquement violée par cet homme. Il ramenait des magazines pornographiques, des livres et tout un attirail sexuel dans la chambre et lui disait que si elle refusait de faire comme dans ces livres et ces magazines “cochons”, il la battrait et la tuerait. Je sais tout cela parce que ma chambre était à côté de la sienne. Je pouvais entendre tout ce qu’ils disaient. Je pouvais entendre ses cris et ses pleurs. En plus, parce que je faisais le gros du ménage de la maison, je tombais souvent sur les livres, les magazines et le bazar qui jonchaient la chambre et le reste de la maison […]. Non seulement j’entendais avec horreur les tortures et les viols infligés à une femme, mais je pouvais imaginer les actes grotesques que cet homme lui faisait subir d’après les images des magazines pornographiques. J’assistais à la destruction systématique d’un être humain qui se produisait sous mes yeux. Pendant que je vivais avec cette femme, j’étais totalement désarmée, impuissante à l’aider, elle et ses enfants, à échapper à cet homme. » Lorsqu’elle était enfant, l’homme lui avait dit que si elle en parlait ou tentait de fuir, il lui briserait les bras et les jambes et lui lacérerait le visage. Il la fouettait avec des ceintures et des fils électriques. Il la forçait à baisser son pantalon pour la battre. « J’ai été touchée et agrippée là où je ne voulais pas qu’il me touche. » Il l’enfermait aussi dans des placards sombres et au sous-­sol pendant de longues périodes[10].

Deux hommes l’ont violée. Ils mimaient le jeu vidéo pornographique Custer’s Revenge (« La Revanche de Custer »). Elle était Amérindienne ; ils étaient blancs. « Ils m’ont immobilisée au sol et l’un d’eux a passé la pointe d’un couteau sur mon visage et ma gorge et a dit “Tu veux jouer à la Revanche de Custer ? C’est formidable. Tu perds, mais tu t’en fiches, n’est-­ce pas ? Tu aimes souffrir un peu, n’est-­ce pas, squaw.” Ils ont tous les deux ri, puis il a ajouté : “Il y a plein de bites dans la Revanche de Custer. Tu devrais t’estimer chanceuse, squaw, que de jeunes Américains pure souche comme nous aient envie de toi. On va peut-­être t’attacher à un arbre et allumer un feu autour de toi[11].” »

Son nom est Jayne Stamen. Elle est actuellement en prison. En 1986, elle a engagé trois hommes pour donner une raclée à son mari. Elle voulait qu’il sache comment on se sent quand on est passé à tabac. Il en est mort. Mise en accusation pour homicide involontaire, elle fut jugée coupable de meurtre et condamnée à une peine allant de huit à vingt-­cinq ans. Elle fut aussi jugée coupable d’incitation au crime : en 1984, elle avait demandé à des hommes de tuer son mari pour elle, puis s’était ravisée ; pour cela, on la condamna à une peine de deux à sept ans. Ces peines doivent être purgées l’une après l’autre. Au cours de son mariage, elle a été torturée par un homme obsédé par la reproduction de scénarios pornographiques. Il l’attachait quand il la violait ; il lui brisa des os ; il la sodomisa ; il la tabassa sans pitié ; il fourra des objets dans son vagin, « sa carabine, ou une carafe à vin à long goulot, ou des pénis en caoutchouc synthétique longs de trente centimètres ». Il lui rasa le pubis parce qu’il voulait, selon ses dires, « baiser la chatte d’un bébé ». Il dormait avec une arme à feu et gardait un couteau près du lit ; il menaçait de lui lacérer le visage avec le couteau si elle ne se prêtait pas à des scénarios pornographiques, et il sortait encore le couteau quand elle n’affichait pas de plaisir. Il la traitait de tous les noms : pute, salope, connasse, garce. « Il se masturbait sur ma poitrine quand je dormais, ou je me réveillais lorsqu’il éjaculait sur mon visage et qu’ensuite il m’urinait dessus. » Elle a tenté de s’enfuir à plusieurs reprises. Il l’a poursuivie, fusil en main. Elle est devenue dépendante à l’alcool et aux médicaments. « Les journaux ont raconté que je n’avais jamais dénoncé [ces violences] à la police. J’ai appelé plusieurs fois la police à l’aide chez moi. Deux fois à Long Island pour les menaces avec une arme à feu, et une fois à Starrett City pour la même raison. Les autres fois, c’était pour des passages à tabac et parce qu’il m’avait jetée hors de chez moi. À quelques reprises, les policiers m’ont aidée à m’enfuir avec mes vêtements et les garçons. Je me suis réfugiée chez ma mère. [Il l’y a pourchassée avec un fusil.] Je me suis aussi rendue plusieurs fois chez un médecin ou à l’hôpital, mais je ne pouvais pas leur avouer comment “je m’étais blessée”. Je l’ai toujours protégé, sachant bien que ma vie en dépendait. » Le juge a refusé d’entendre son témoignage au sujet de la torture parce que son mari ne faisait l’objet d’aucune accusation. En privé, l’avocat de la défense a déclaré qu’il pensait qu’elle avait probablement pris plaisir aux agressions sexuelles. L’affaire sera portée en appel, mais Jayne devra probablement rester emprisonnée à Bedford Hills, une prison pour femmes de l’État de New York, durant toute la durée de l’appel, car les Women Against Pornography, un groupe ayant mis sur pied un fonds pour sa défense, n’ont pas réussi à récolter la somme nécessaire au paiement de sa caution. Moi non plus, d’ailleurs, pas plus que les autres personnes qui s’en préoccupent. Ce n’est pas « tendance » d’aider ce genre de femmes ; ce ne sont pas les Black Panthers. Ironiquement, il existe beaucoup d’autres femmes — et même récemment une adolescente, victime d’inceste — ayant engagé quelqu’un pour tuer des hommes — maris, pères — qui les torturaient, parce qu’elles ne pouvaient se résoudre à le faire elles-­mêmes. Parfois, la femme répand de l’essence sur le lit pendant qu’il dort et y met le feu. Jayne n’a finalement pas engagé les hommes qui devaient tuer son mari ; la véritable question est peut-­être de demander pourquoi. Pourquoi s’est-­elle ravisée ? Les femmes n’envisagent pas la légitime défense comme le font les hommes — peut-­être parce que les agressions sexuelles détruisent leur identité. Nous ne nous octroyons pas le droit de tuer quelqu’un simplement parce que cette personne nous bat, nous viole, nous torture et nous terrorise. Il faut nous faire du mal pendant longtemps avant que nous en venions à nous défendre. Et ensuite, le plus souvent, on nous punit : « J’ai vécu dix ans dans une prison, je veux dire mon mariage, dit Jayne Stamen […] et maintenant ils m’ont emprisonnée pour de vrai[12]. »

Tous ces exemples sont tirés de déclarations publiques prononcées par des femmes que je connais bien (sauf Jayne Stamen ; je lui ai parlé, mais je ne l’ai pas rencontrée). Je me porte garante d’elles ; je sais que leurs récits sont véridiques. Les femmes qui ont fait ces déclarations ne sont que quelques-­unes parmi les milliers de femmes que j’ai rencontrées, à qui j’ai parlé, que j’ai questionnées ; des femmes qui ont souffert à cause de la pornographie. Ces femmes existent réellement pour moi. Je sais de quoi elles ont l’air quand elles gardent la tête haute ; j’ai vu leur peur ; je les ai vues se souvenir ; nous avons discuté d’autres choses, de toutes sortes de choses : de questions intellectuelles, de la météo, de politique, de l’école, des enfants, de cuisine. J’ai une certaine conception de leurs aspirations individuelles, celles qu’elles ont perdues au cours de leur exploitation sexuelle, celles qu’elles caressent maintenant. Je les connais. Chacune d’elle a, pour moi, un visage, une voix, une vie entière derrière son visage et sa voix. Chacune est plus éloquente et plus blessée qu’il m’est possible de le décrire. Depuis 1974, lorsque mon livre Woman Hating[13] fut publié pour la première fois, les femmes me cherchent pour me dire qu’elles ont souffert de la pornographie ; elles m’ont raconté en détail comment elles en ont souffert, à quel point, pendant combien de temps, par combien d’hommes. Je pense que ce qui les a d’abord motivées, c’est de penser que je les croirais parce que j’avais traité la pornographie avec sérieux dans Woman Hating. J’avais écrit qu’elle était cruelle, violente, qu’elle constituait la base même de la façon dont notre culture considère et traite les femmes — et que la haine sous-­jacente était réelle. Ces femmes savaient que cette haine était réelle parce qu’elles en avaient été victimes. On ne tente pas pour la première fois de parler de ces agressions devant des gens dont on est presque certain qu’ils vont nous rire au nez. Certaines femmes ont misé sur ma confiance ; et c’était un pari parce qu’il arrivait souvent que je ne veuille pas les entendre. J’avais mes limites et mes raisons, comme tout le monde. Pendant plusieurs années, j’ai entendu des récits similaires à ceux que j’ai tenté de résumer ici ; les mêmes récits, parfois plus compliqués, parfois plus cruels, de la part de milliers de femmes, dont la plupart n’en avaient jamais soufflé mot. Aucune région du pays n’y échappait ; aucun groupe d’âge ; aucune communauté raciale ou ethnique ; aucun « style de vie », si « normal » ou « alternatif » soit-­il. Les récits que j’ai paraphrasés ici n’ont rien de particulier ; je ne les ai pas choisis parce qu’ils sont plus sadiques, plus dégoûtants ou plus offensants que d’autres. En réalité, ils ne sont pas particulièrement dégoûtants ou offensants. Ils illustrent simplement ce qui arrive aux femmes lorsque la pornographie est utilisée afin de les brutaliser.

De tels récits personnels narrés par des femmes sont sommairement rejetés par les apologistes de la pornographie comme autant de simples « anecdotes » ; ces gens dévoient le terme pour qu’il décrive un récit, probablement fictif, donc anodin, insignifiant, sans importance, ne prouvant rien de plus que la présence chez la femme d’un défaut qui lui est inhérent — son récit ne nous apprend rien au sujet de la pornographie, mais nous dit tout ce qu’il faut savoir au sujet de cette femme. Elle ment probablement ; elle a peut-­être aimé ça ; et même si c’est réellement arrivé, comment quiconque (on dit parfois « une fille aussi intelligente que vous ») pourrait-­il être assez stupide, assez bête, pour croire que cela ait un quelconque lien avec la pornographie ? N’y avait-­il pas aussi, demandera toujours un adversaire au large sourire, du café dans la maison ? Il est plus probable, suggérera-­t-­il, que le café soit un facteur dans cette agression — après tout, les effets délétères du café ont été prouvés en laboratoire. Que peut-­on faire quand les vies des femmes valent aussi peu — qu’elles ne suscitent rien d’autre chez vous qu’un sarcasme arrogant et complaisant, même pas l’apparence, si factice soit-­elle, d’une charité ou d’une considération ? Hélas, répondons-­nous, l’homme (le mari, le copain, le violeur, le tortionnaire — vous, votre collègue, votre meilleur ami ou votre copain) ne lisait pas l’emballage d’un paquet de café alors qu’il vous ligotait ; les directives qu’il appliquait se trouvent dans la pornographie, et, honnêtement, nulle part ailleurs. Les récits à la première personne sont des expériences humaines, brutes et authentiques, extérieures au dogme, à l’idéologie ou aux conventions ; « humaines » est le mot-­clé de cette phrase. Si l’on attache de l’importance aux femmes en tant qu’êtres humains, on ne peut s’en détourner ni refuser de les entendre, de les prendre en considération, sans assumer la responsabilité de ce refus. On ne peut pas se détourner des femmes ni du fardeau des souvenirs qu’elles charrient. Si on accorde aux femmes la valeur d’êtres humains, on ne se détournera pas de celles qui souffrent aujourd’hui ni de celles qui souffriront demain.

La majorité de ce que nous savons sur le vécu des sanctions, le vécu de la torture, l’expérience du sadisme socialement admis, nous vient de personnes qui en ont témoigné en leur nom — ce que certains qualifient de matériel « anecdotique ». Nous avons les récits à la première personne de Frederick Douglass et de Sojourner Truth, de Primo Levi et d’Elie Wiesel, de Nadejda Mandelstam et d’Alexandre Soljenitsyne. D’autres personnes placées dans des circonstances de torture et de terreur semblables ou différentes ont pris la parole pour témoigner. Il est arrivé souvent qu’on ne les croie pas — on les a couvertes de honte et non d’honneurs. Nous avons perçu sur elles l’odeur de l’humiliation et de l’avilissement ; nous avons fui cette odeur. En même temps, leurs récits étaient trop horribles, trop impossibles, trop déplaisants ; leurs récits inculpaient celles et ceux qui n’avaient pas bougé, n’avaient rien fait — la plupart d’entre nous, la plupart du temps. Je suggère ici, avec le plus grand respect, que les femmes qui ont subi dans leurs corps le sadisme de la pornographie — les femmes utilisées dans la pornographie et celles à qui elle est infligée — sont également des survivantes ; elles témoignent, aujourd’hui, pour elles-­mêmes et au nom des autres. « Les survivant·es, a écrit Terrence Des Pres, ne sont pas des individus au sens bourgeois. Ce sont des vestiges vivants de la lutte globale, et ces personnes le savent très bien[14]. » On doit dire de ces femmes blessées par la pornographie qu’elles le savent désormais. Avant, chacune d’entre elles était seule, d’une solitude indicible, isolée dans la terreur et humiliée même par leur volonté de vivre ; c’était cette soif de vivre, après tout, qui maintenait en vie chacune d’elles de viol en viol, de passage à tabac en passage à tabac. Aucune d’entre elles n’avait encore entendu la voix d’une autre racontant son histoire, la même histoire ; parce que c’est la même histoire, encore et encore, et aucune de celles qui se sont échappées, ont survécu, ont enduré, ne sont des individus au sens bourgeois du terme. Ces femmes n’abandonneront pas la signification de leur vécu. Cette signification existe : la pornographie est la destruction orchestrée des corps et de l’âme des femmes, animée par le viol, les violences, l’inceste, la prostitution ; la déshumanisation et le sadisme caractérisent cette destruction ; c’est une guerre contre les femmes, des agressions répétées contre la dignité, l’identité et la valeur humaine ; c’est une tyrannie. Chaque femme qui a survécu sait d’expérience que la pornographie est une prison — la femme captive de l’image utilisée contre la femme captive d’un homme qui, quelque part, la retient.

3

Le fardeau de la preuve incombera à celles d’entre nous qui ont été victimisées. Si je [ou toute femme] peux prouver que l’image que vous tenez, celle où le couteau est plongé dans mon vagin, a été prise quand mon proxénète me menaçait d’une arme à feu et me photographiait sans mon consentement, si l’on prouve que mon existence est réelle, je reviens chercher ce qui m’appartient. Si je peux prouver que le film que vous regardez (Black Bondage), celui dans lequel ma peau noire est synonyme de saleté et ma servitude et mon esclavage sont encouragés, m’a causé des torts et une discrimination, si l’on prouve que j’existe vraiment, je reviens chercher ce qui m’appartient. Que vous le vouliez ou non, arrive le temps où vous allez devoir débarrasser mon cul de votre fantasme.

Therese Stanton, « Fighting for Our Existence » dans Changing Men #15, automne 1985

À l’automne 1983, quelque chose a changé. La parole des femmes blessées par la pornographie est devenue publique et réelle. Cette parole et ces femmes ont commencé à exister dans la sphère publique. La ville de Minneapolis m’a engagée, avec la spécialiste du droit constitutionnel Catherine A. MacKinnon, pour rédiger une modification à sa loi régissant les droits civiques ; une modification qui reconnaîtrait la pornographie comme étant une violation des droits civiques des femmes, une forme de discrimination basée sur le sexe, une violation des droits de la personne. On nous a aussi demandé d’organiser des audiences publiques sur cette loi afin d’en démontrer la nécessité dans un rapport. Les législateurs et législatrices avaient besoin qu’on leur démontre que ces violations étaient systématiques et omniprésentes au sein de la population qu’ils et elles représentaient, et non de rares et étranges anomalies.

Les années que j’avais passées à écouter ces récits personnels avaient été désespérantes. On n’y pouvait rien. Je n’y pouvais rien. C’était sans espoir. J’écoutais ; je poursuivais mon chemin ; rien ne changeait. Cependant, toutes ces années passées à écouter constituaient un savoir, un savoir réel que l’on pouvait faire valoir ; des ressources plutôt qu’un fardeau ou une malédiction. Je savais comment la pornographie blessait les femmes. Mon savoir était concret, pas abstrait ; je connaissais les manières dont elle était utilisée ; je connaissais ses modes de production ; je connaissais les scènes d’exploitation et d’agressions dans la vraie vie — les vies des prostituées, des filles, des copines, des épouses ; je savais les mots que les femmes prononçaient quand elles osaient prononcer à voix basse ce qui leur était arrivé ; j’entendais leurs voix dans ma tête, dans mon cœur. J’ignorais que de telles femmes étaient partout autour de moi, partout à Minneapolis cet automne-­là. Mon cœur se fendait quand des femmes que je connaissais se présentaient pour témoigner : même si j’écoutais avec un détachement apparent ces récits de viols, d’inceste, de prostitution, de violences et de tortures — chacun d’eux au service de la pornographie — en mon for intérieur, je voulais mourir.

Les femmes qui ont livré des témoignages aux audiences du conseil de ville de Minneapolis les 12 et 13 décembre 1983 ont décliné leur identité ainsi que le numéro de l’arrondissement où elles résidaient. Elles ont livré leurs témoignages devant une instance publique de la ville qu’elles habitaient et qui les enregistrait ; sous le regard de familles, des voisin·es, d’ami·es, d’employeur·es qui s’en souviendraient. Elles ont raconté dans le menu détail les agressions sexuelles qu’elles avaient subies dans la pornographie. Elles ont été interrogées sur leurs témoignages par Catherine MacKinnon et moi-­même et aussi par des membres du conseil municipal et parfois l’avocat de la ville. Il y avait des photographes et des caméras de télévision. Il y avait quelque deux cents personnes dans la salle. Il n’y avait ni sécurité, ni fausse pudeur, ni possibilité de battre en retraite, ni protection ; seulement un filet de validation tendu par les témoignages d’experts — les psychologues clinicien·nes, les procureur·es, les spécialistes en psychologie expérimentale, en sciences sociales, en agressions sexuelles provenant de centres d’urgence pour viol et de refuges pour femmes battues, et les intervenant·es auprès de prédateurs sexuels. Les témoignages de ces spécialistes n’étaient pas abstraits ou théoriques ; ils firent entrer dans la salle les vies de quantité d’autres femmes et enfants : encore plus de viols et d’agressions passant par la pornographie. Eux aussi parlaient de vraies personnes blessées, parfois tuées ; elles en avaient vu, connu, soigné, interviewé des quantités. Une nouvelle vérité sociale a émergé, une vérité jusqu’alors ensevelie dans la peur, la honte, et le silence des dépossédées : aucune femme blessée par la pornographie ne se trouvait seule : elle ne l’avait jamais été. Aucune femme blessée par la pornographie ne souffrirait plus jamais dans l’isolement parce que chacune était — réellement — « un vestige vivant de la lutte globale ». Les paroles des survivantes s’exprimaient librement, alors que la pornographie avait servi, pendant toute leur vie, à supprimer activement leur liberté de parole. On les avait transformées en pornographie dans la vie et rendues muettes ; la pornographie les avait terrorisées et bâillonnées. À présent, les muettes parlaient ; celles qui étaient socialement invisibles devenaient réelles ; elles comptaient. Cette parole — leur parole — était une nouveauté sur la place publique, et elle était rendue possible par la rédaction d’une loi que certains qualifiaient de censure. Ces femmes ont pris la parole parce qu’elles croyaient que cette nouvelle loi sur leurs droits civiques confirmait ce qui leur était arrivé, leur offrait des recours et des dédommagements, rehaussait leur dignité civile et humaine. Cette loi, en somme, leur accordait une existence : je suis réelle ; ils m’ont crue ; je compte ; les politiques sociales vont enfin prendre ma vie en considération, valider ce que je vaux — moi, la femme que l’on a forcée à être baisée par un chien ; moi, la femme sur laquelle cet homme a uriné ; moi, la femme qu’il a ligotée pour que ses amis s’en servent ; moi, la femme à l’intérieur de laquelle il s’est masturbé ; moi, la femme qu’il a marquée au fer ou mutilée ; moi, la femme qu’il a prostituée ; moi, la femme qu’ils ont violée en réunion.

Cette loi a été adoptée à deux reprises à Minneapolis, en 1983 et 1984, par deux conseils municipaux différents. À chaque fois, le même maire a opposé son veto, un homme qui soutenait activement Amnesty International, contestant la torture, mais seulement à l’extérieur de sa ville, Minneapolis. La loi a été adoptée en 1984 à Indianapolis avec une nouvelle définition ciblant uniquement la pornographie violente — celle que tout le monde s’entend pour dénoncer. Après son adoption, la ville fit l’objet d’un recours judiciaire ; des tribunaux déclarèrent la loi anticonstitutionnelle. Le juge de la Cour d’appel déclara que la pornographie était coupable de tous les torts que nous alléguions — elle faisait la promotion de l’insulte et des blessures, du viol et des agressions, et imposait même aux femmes une inégalité salariale —, mais que ces effets étaient la preuve de son pouvoir en tant que libre expression ; par conséquent, on devait la protéger. En 1985, une pétition collective exigea l’inscription de la loi au scrutin dans la ville de Cambridge, au Massachusetts. Le conseil municipal refusa de l’y inscrire ; nous avons dû intenter une poursuite pour lui donner accès au scrutin ; le lobby des libertés civiles s’opposait à ce qu’on nous l’accorde ; nous avons obtenu gain de cause et la ville reçut l’ordre d’inscrire la loi au scrutin. Nous avons recueilli 42 % des voix, un pourcentage plus élevé que celui recueilli par les féministes lors du premier référendum sur le droit de vote pour les femmes. En 1988, la loi a fait partie du scrutin à Bellingham, dans l’État de Washington, lors de l’élection présidentielle ; nous avons recueilli 62 % des votes. La ville avait tenté de nous exclure du scrutin ; nous avons eu besoin d’une nouvelle injonction pour accéder au vote. La ville de Bellingham a été poursuivie en cour fédérale par l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU) pour avoir ratifié cette loi, bien qu’elle l’ait fait involontairement. Un juge de la cour de district fédérale déclara la loi anticonstitutionnelle, reprenant simplement la décision précédente de la Cour d’appel dans l’affaire d’Indianapolis — allant jusqu’à admettre que les torts de la pornographie étaient reconnus et non en litige.

Nous n’avons pas réussi à faire entendre par un tribunal une plaignante en chair et en os poursuivant un pornographe en chair et en os pour l’avoir privée de ses droits réels par le biais de l’exploitation sexuelle ou de violences sexuelles. La raison en est que les contestations à la loi sur les droits civiques se composaient d’arguments abstraits sur la liberté d’expression, comme si les vies des femmes étaient abstraites, comme si ces torts étaient abstraits, reconnus, mais non réels. Les femmes piégées dans les images continuent à être perçues comme la libre expression des proxénètes qui les exploitent. Aucun juge ne semble disposé à dire à une telle femme, tridimensionnelle et vivante, en la regardant droit dans les yeux, que l’usage que le proxénète fait d’elle représente la libre expression de cet homme, protégée par la Constitution états-­unienne ; qu’il a le droit de s’exprimer en la violentant. Les femmes agressées par le biais de la pornographie restent invisibles et privées de parole dans ces affaires. Aucun juge n’a eu à tenter de trouver le sommeil après avoir entendu la voix d’une femme réelle lui décrire ce qui lui était arrivé, l’inceste, le viol, le viol en réunion, les agressions, la prostitution forcée. Bâillonner ces femmes en Cour est la principale stratégie des avocats plaidant pour la liberté d’expression de l’industrie de la pornographie. Bien sûr, ils aiment la littérature ; bien sûr, ils déplorent le sexisme. Si quelques femmes en souffrent, c’est le prix que nous devons payer pour la liberté. Qui est ce « nous » ? Quelle est cette « liberté » ? Ces avocats amoureux de la liberté d’expression empêchent les femmes de s’exprimer devant le tribunal afin d’empêcher qu’un juge puisse les écouter.

Des femmes continuent de prendre la parole dans des forums publics, même si nous sommes formellement et délibérément bâillonnées devant les vrais tribunaux. Un sous-­comité de la commission judiciaire du Sénat états-unien a tenu des audiences au sujet des impacts de la pornographie sur les femmes et les enfants ; la Commission du procureur général sur la pornographie a écouté les témoignages de femmes blessées par la pornographie ; les femmes exigent de prendre la parole dans des conférences, des débats, à la télévision, à la radio. Cette loi sur les droits civiques est enseignée dans les facultés de droit à l’échelle du pays ; elle fait l’objet d’articles dans les revues de droit, souvent de manière favorable ; elle trouve de plus en plus d’assises universitaires ; et au moins une décision cite son adoption comme précédent judiciaire établissant que la pornographie dans le milieu du travail peut être reconnue légalement comme du harcèlement sexuel. La chape du silence — du moins celle du silence absolu — est maintenant brisée. L’effet de la loi sur les droits civiques rédigée à Minneapolis s’est propagé à l’échelle du globe. Elle figure au programme des législateurs et législatrices en Grande-­Bretagne, en Irlande, en Allemagne de l’Ouest, en Nouvelle-­Zélande, en Tasmanie et au Canada ; c’est une priorité pour les activistes politiques partout dans le monde.

La loi elle-­même relève du droit civil, et non criminel. Elle permet à celles qui subissent les torts de la pornographie d’intenter des poursuites pour discrimination fondée sur leur sexe. Elle prévoit que contraindre, intimider ou attirer frauduleusement une personne dans la pornographie constitue une discrimination fondée sur le sexe ; contraindre une personne à subir la pornographie sur son lieu de travail, dans le système éducatif, à la maison, ou dans n’importe quel lieu public constitue une discrimination fondée sur le sexe ; violenter, agresser physiquement, or causer préjudice à toute personne par le biais d’un matériel pornographique spécifique constitue une discrimination fondée sur le sexe — les pornographes sont aussi responsables de cette agression. Dans la version de Bellingham, la diffamation d’une personne par la publication non autorisée de son nom, son image, et/ou d’un signe distinctif permettant de l’identifier dans du contenu pornographique constitue aussi une discrimination fondée sur le sexe ; et produire, vendre, exhiber, ou distribuer de la pornographie constitue une discrimination fondée sur le sexe — comme faire commerce de l’exploitation des femmes, faire commerce de matériel dont on aura démontré qu’il engendre pour les femmes des agressions et un statut civique diminué au sein de la société.

La définition juridique de la pornographie est concrète, pas abstraite. La pornographie est définie comme la représentation graphique et sexuellement explicite de la subordination de femmes au travers d’images et/ou de mots, ce qui inclut également des représentations déshumanisantes de femmes en tant qu’objets sexuels, que choses ou que produits ; ou de femmes représentées en tant qu’objets sexuels qui éprouvent du plaisir dans la souffrance et l’humiliation ; ou de femmes représentées en tant qu’objets sexuels qui éprouvent du plaisir à être violées ; ou de femmes représentées en tant qu’objets sexuels ligotés ou tailladés ou mutilés ou meurtris ou blessés physiquement ; ou de femmes représentées dans des postures ou des poses de soumission, de servilité ou d’exhibition sexuelle ; ou des représentations de parties de corps féminins — incluant, sans s’y limiter, les vagins, les seins et les fesses — visant à réduire les femmes à ces parties du corps ; ou des représentations de femmes comme étant par nature des prostituées ; ou de femmes pénétrées par des objets ou des animaux ; ou de femmes dans des scénarios d’avilissement, de blessures, de torture, représentées comme étant sales ou inférieures, saignantes, meurtries ou blessées dans un contexte qui érotise ces conditions. Si des hommes, des enfants ou des transsexuel·les sont utilisés de l’une ou l’autre de ces façons, le matériel répond aussi à la définition de la pornographie.

Pour les femmes à qui la pornographie porte préjudice, cette loi décrit simplement la réalité ; c’est la carte d’un monde qui existe réellement. Comme la loi leur permet d’intenter des poursuites contre ceux qui leur ont imposé cette réalité — en particulier les producteurs, vendeurs, diffuseurs et distributeurs de la pornographie —, elles détiennent un moyen de redessiner la carte. De nos jours, les tribunaux protègent la pornographie ; ils reconnaissent les torts infligés aux femmes dans leurs décisions judiciaires — du moins, ils emploient des mots pour dire qu’ils les reconnaissent — pour ensuite dire aux femmes que la Constitution protège les auteurs de ces torts ; les profits sont réels pour eux et ils s’assurent de protéger les fortunes des proxénètes, alors même que les femmes et les enfants sont la population la plus pauvre du pays. La nouvelle loi sur les droits civiques est rédigée de façon à confronter non seulement les tribunaux, mais aussi les pornographes à une revendication d’égalité tangible, et non théorique. Cette loi dit : nous avons le droit de les arrêter de nous infliger cela parce que nous sommes des êtres humains. « Si l’on prouve mon existence, je viens chercher ce qui m’appartient », a écrit Thérèse Stanton au nom de chaque femme qui veut utiliser cette loi. Comme cette possibilité doit être terrifiante pour ceux qui ont exploité des femmes impunément !

Définie initialement comme une modification à un règlement municipal, cette loi a eu des répercussions globales pour les raisons suivantes : (1) elle dit la vérité sur la nature de la pornographie et sur ses effets ; (2) elle dit la vérité sur l’exploitation et les torts infligés aux femmes par l’usage de la pornographie ; (3) elle vise à amplifier la parole des femmes en retirant de nos bouches le bâillon des pornographes ; (4) elle vise à amplifier la parole et améliorer le statut civique des femmes en mettant à notre disposition les tribunaux comme forum où intervenir avec statut et autorité ; (5) c’est un mécanisme de redistribution du pouvoir, le retirant aux proxénètes pour l’accorder à celles qu’ils ont exploitées à profit, les blessant pour le plaisir ; (6) elle dit que les femmes comptent, y compris les femmes dans la pornographie. Cette loi et la vision et l’expérience politiques qui l’informent ne font pas que passer. Nous allons arrêter les pornographes. Nous allons réclamer notre dignité humaine, au nom de la loi. Beaver[15], une ex-­prostituée, qui milite pour l’adoption de cette loi sur les droits civiques, a écrit : « Affronter les torts dont j’ai souffert a été l’une des choses les plus difficiles de ma vie. Une vie très pénible, je dois le dire[16]. » Elle a raison. Affronter les pornographes est plus facile — leurs menaces, leur violence, leur puissance. Affronter les tribunaux est plus facile — leur indifférence, leur mépris pour les femmes, leur pure et simple imbécillité. Affronter le statu quo est plus facile. Faire preuve de patience est plus facile, au même titre que toute forme de militantisme politique, quels qu’en soient les dangers. Beaver est bien réelle. Une femme sérieuse — formidable, même — qui vient chercher ce qui lui appartient.

4

Ce soir-­là [le 20 juillet 1944, au moment de la tentative d’assassinat d’Hitler par ses généraux], Goebbels a transformé sa maison tout à la fois en prison, quartier général et tribunal ; Goebbels lui-­même a présidé une commission d’enquête ; et pendant toute la nuit, il a procédé avec Himmler au contre-­interrogatoire des généraux que l’on avait arrêtés. Ceux que l’on condamnait, sur place ou plus tard, étaient exécutés avec une cruauté révoltante. Ils furent pendus à des crochets de boucherie et étranglés lentement. Goebbels avait ordonné qu’on filme leur procès et leur exécution ; on en ferait la projection, in terrorem devant les auditoires de la Wehrmacht. Cependant, la réaction des premiers spectateurs fut si hostile que le film dut être supprimé.

Hugh Trevor-­Roper dans sa préface à Final Entries 1945:
The Diaries of Joseph Goebbels

Pour autant que je puisse le déterminer, le film de Goebbels qui montrait les généraux mourant lentement, horriblement — leurs entrailles s’effondrant de leurs corps suspendus sous l’effet de la gravité, la lente strangulation poussant leurs langues hors de leurs bouches et leurs yeux hors de leurs orbites et leur causant des érections (un effet habituel de la strangulation chez les mâles) — fut le tout premier film de snuff. Pourtant, le maître de la propagande haineuse a échoué — un échec exceptionnel. Les spectateurs commencèrent à vomir. C’était des spectateurs nazis regardant des généraux nazis, des hommes puissants, les patriarches de la société, tellement blancs qu’ils étaient Aryens ; des souverains, pas des esclaves. La propagande ne fonctionne que lorsque la torture est infligée à des êtres déshumanisés, infériorisés, pas seulement aux yeux du spectateur, mais dans la vraie vie. Goebbels avait fait ses débuts avec des caricatures de Juifs avant l’arrivée au pouvoir des nazis ; il aurait pu poursuivre avec les films faits à Dachau en 1942, par exemple, montrant « les réactions des hommes placés dans les chambres à basse pression de la Luftwaffe[17] » ; pour insensibiliser ses auditoires nazis à l’humiliation et à la torture de Juifs, il aurait pu monter un film qui serait parvenu à son but, mettant en scène des Juifs suspendus à des crochets de boucherie, étranglés lentement. Mais jamais de représentants du pouvoir, jamais de ses semblables, jamais de ceux qui avaient semblé pleinement humains aux spectateurs la veille, jamais de ceux que l’on avait respectés. Jamais.

Des Pres a écrit qu’il est plus facile de tuer « si la victime affiche du dégoût pour elle-­même ; si elle ne peut pas relever les yeux tant elle est humiliée, ou s’ils ne révèlent que du vide[18] […] ». Il existe de la pornographie dans laquelle les femmes sont rendues si abjectes, si faciles à tuer, si près de la mort déjà. Il y en a beaucoup ; et elle est recherchée, se paie très cher. Il existe encore plus de pornographie où la femme mouille ses lèvres et cambre ses reins et dit « fais-­moi mal ». Elle est peinte pour éviter que l’homme ne rate sa cible ; ses lèvres sont d’un rouge vif pour qu’il trouve comment entrer dans sa gorge ; ses lèvres vaginales sont roses ou violettes pour qu’il ne la rate pas ; son anus est noirci alors que son postérieur est baigné de lumière. Ses yeux brillent. Elle sourit. Elle s’enfonce des poignards dans le vagin et sourit. Elle jouit. Les Juifs ne s’infligeaient pas de torture à eux-­mêmes et ils n’atteignaient pas l’orgasme. Dans la pornographie américaine de nos jours, naturellement, les Juifs se l’infligent à eux-­mêmes — ces personnes, habituellement des femmes, recherchent les nazis, se rendent volontairement dans les camps de concentration, implorent un nazi dominateur de leur faire mal, de les taillader, de les brûler — et on les voit atteindre l’orgasme, de manière stupéfiante, face au sadisme et à la mort. Dans la réalité, les Juifs n’ont pas éprouvé d’orgasmes. Évidemment, les femmes non plus ; pas dans la réalité. Toutefois, personne, pas même Goebbels, n’a prétendu que les Juifs avaient aimé ça. La société convenait qu’ils le méritaient, mais n’affirmait pas qu’ils le désiraient ni qu’ils en tiraient du plaisir sexuel. Il n’y a pas eu de photographies des prostituées du camp de concentration de Ravensbrück emprisonnées avec les autres femmes, où on les voyait haleter de plaisir ; les gitanes n’atteignaient pas l’orgasme non plus. Il n’y avait pas de photographies — vraies ou simulées — de Juifs souriant en invitant les nazis à se rapprocher, montant dans les trains en caressant avec plaisir leurs organes génitaux exposés aux regards ou se pénétrant sexuellement avec des fusils nazis, des swastikas ou des croix de fer. De tels comportements n’auraient pas été crédibles, même dans une société qui croyait que les Juifs étaient à la fois des sous-­hommes et intensément sexuels au sens raciste — les hommes, des violeurs, et les femmes, des putains. Les questions qui se posent aujourd’hui sont les suivantes : pourquoi est-­ce que la pornographie est devenue crédible dans notre société ? Comment quiconque peut-­il y croire ? Et ensuite : quel degré de sous-­humanité doivent atteindre les femmes avant que la pornographie ne devienne réelle ? Quel degré de sous-­humanité les femmes atteignent-­elles aux yeux des hommes qui utilisent la pornographie ? Si les hommes croient en la pornographie parce qu’elle leur procure l’orgasme — à eux, pas aux femmes —, que signifie le sexe pour les hommes, et comment les femmes y survivront-­elles ?

Ce livre a été écrit entre 1977 et 1980, et d’abord publié en 1981 après le refus de deux différents éditeurs d’honorer leurs accords contractuels de le publier (et les refus nets d’une douzaine d’autres), et ses stocks sont épuisés aux États-­Unis depuis plusieurs années : il prend au sérieux le pouvoir, le sadisme et la déshumanisation. Je suis l’une de ces femmes sérieuses. Ce livre pose la question de savoir comment opèrent le pouvoir, le sadisme et la déshumanisation dans la pornographie — au préjudice des femmes, au profit des hommes — afin d’établir la subordination sexuelle et sociale des femmes vis-à-vis des hommes. Ce livre diffère de la plupart des autres livres sur la pornographie en ce qu’il se fonde sur l’intense conviction que le pouvoir est réel, que la cruauté est réelle, que le sadisme est réel, que la sujétion des femmes est réelle : le crime politique commis contre les femmes est réel. Ce livre dit que le pouvoir utilisé pour détruire les femmes est une atrocité. Pornographie, Les hommes s’approprient les femmes n’est pas et n’a jamais été conçu comme un exercice intellectuel sophistiqué. Je veux un changement réel, la fin du pouvoir social des hommes sur les femmes ; pour le dire sans ambages, ne plus avoir leur botte sur la gorge. Dans ce livre, je voulais disséquer la domination masculine, en faire une autopsie ; mais elle n’était pas morte. Au lieu de cela, il y avait des artéfacts — films, photographies, livres —, des archives pleines de faits et de preuves des crimes commis contre les femmes. C’étaient des archives vivantes, commercialement actives, carnivores dans leurs usages des femmes, saturant l’espace du quotidien, explosives et en expansion, essentielles parce que synonymes de sexualité pour les hommes qui les produisent et les hommes qui les utilisent — des hommes si imbus de leur pouvoir sur nous qu’ils publiaient les images de ce qu’ils nous faisaient, de leur façon de nous utiliser, s’attendant à notre soumission, à notre conformité ; nous devions nous plier aux ordres implicites de ces images. Au contraire, certaines d’entre nous ont compris que nous pouvions les voir — eux, les hommes — se révéler sur ces images. Connais-­toi toi-­même, si tu as la chance d’avoir un soi n’ayant pas été détruit par le viol sous toutes ses formes ; et ensuite, connais le salaud qui te chevauche. Ce livre parle de lui, le lui collectif ; qui il est ; ce qu’il veut ; ce dont il a besoin (la clé à la fois de sa rage et de sa vulnérabilité politique) ; comment il te baise, et pourquoi cela semble si tordu et si douloureux ; ce qui le maintient sur toi ; pourquoi il reste là ; ce qu’il faudra pour le désarçonner. Une nouvelle façon de l’envoyer en l’air. A-­t-­il peur ? Assurément.

Pornographie, Les hommes s’approprient les femmes situe aussi et enfin la pornographie dans son contexte approprié. En tant que système de domination et de sujétion, la pornographie possède le poids et la signification de tous les autres systèmes historiquement réels de torture et de sujétion d’une catégorie de personnes en raison de leurs conditions de naissance. Elle possède le poids et la signification de tous les autres systèmes historiquement réels qui exilent des êtres humains de la dignité humaine et les privent d’une communauté fondée sur la considération, le droit et le respect. La pornographie est réelle. Elle ne se trouve pas hors du champ de la réalité matérielle d’une part parce qu’elle est vécue par des femmes et d’autre part parce qu’elle mène les hommes à l’orgasme. L’éjaculation de l’homme est réelle. La femme sur laquelle il répand son sperme — un acte typique dans la pornographie — est réelle. Les hommes qualifient la pornographie de phénomène mental parce que leurs esprits, leurs pensées, leurs rêves, leurs fantasmes sont plus réels pour eux que le corps ou la vie des femmes ; en réalité, les hommes ont utilisé leur pouvoir social pour qualifier de fiction une industrie d’exploitation des femmes rapportant dix milliards de dollars par an. C’est un exemple spectaculaire du pouvoir des dominants de cannibaliser non seulement les personnes, mais aussi le langage. « On ne sait pas, écrit George Steiner, si l’étude des sciences sociales, de tout ce qui a été dit et pensé de plus noble, aide beaucoup à humaniser les êtres. On ne le sait pas ; et il y a certainement quelque chose de terrible à douter que le plaisir et l’émerveillement qu’un homme trouve dans Shakespeare le rendent moins capable de mettre sur pied un camp de concentration[19]. » Pourtant, aussi longtemps que le langage est une arme du pouvoir — utilisée pour détruire les capacités d’expression des êtres démunis en détruisant leur sens du réel —, on le sait. Beaver le sait.

Certains disent que la pornographie est une cible superficielle ; mais, ce n’est pas le cas. La pornographie est l’incarnation de la suprématie masculine. C’est l’ADN de la domination masculine. Chaque règle d’agression sexuelle, chaque nuance de sadisme sexuel, chaque route et chaque piste vers l’exploitation sexuelle s’y trouvent encodées. Elle est ce que les hommes veulent que nous soyons, ce qu’ils pensent que nous sommes, ce qu’ils veulent faire de nous ; la façon dont ils usent de nous ; pas en raison de leur biologie masculine, mais en raison de l’organisation de leur pouvoir social. Du point de vue de la militante politique, la pornographie est le programme de la suprématie masculine ; elle en démontre la structure. La militante politique a besoin de connaître ce programme. Du point de vue culturel, la pornographie est l’intégrisme de la domination masculine ; son absolutisme au sujet des femmes et de la sexualité, son dogme, est impitoyable. Les femmes sont assignées au viol et à la prostitution ; les hérétiques sont mises au ban et détruites. La pornographie est la sexualité fondamentale du pouvoir masculin : de la haine, de la possession, de la hiérarchie ; du sadisme, de la domination. Les schémas de la pornographie contrôlent ce qui se passe dans chaque viol et chaque procès pour viol, chaque fois qu’une femme est battue ou prostituée, dans l’inceste, y compris l’inceste sur des enfants qui ne peuvent même pas encore parler, ainsi que dans les meurtres — les meurtres de femmes par des maris, des amants et des tueurs en série. Si tout cela est superficiel, qu’est-­ce qui est profond ?

5

Quand j’ai rédigé la première version de ce livre, j’avais l’intention d’utiliser comme épigraphe cet extrait d’une lettre d’Élizabeth Barrett Browning : « Si une femme se moque de ces méfaits, alors que les femmes en tant que sexe continuent d’en souffrir ; il n’y a aucun espoir pour aucune d’entre nous — soyons stupides et laissons-­nous mourir[20]. » J’ai changé d’avis car j’ai décidé qu’aucune femme ne mérite ce que la pornographie fait aux femmes ; aucune femme, qu’elle soit stupide ou diabolique, traîtresse ou lâche ; vénale ou corrompue ; aucune femme. J’ai également décidé que même si certaines femmes le méritaient, moi je ne le méritais pas. Je me suis aussi souvenue de ces femmes courageuses, celles qui ont survécu et se sont échappées ; à la fin des années 1970, elles étaient silencieuses, mais je les avais entendues. Je ne veux pas qu’elles soient stupides ou qu’elles meurent, jamais ; et certainement pas parce qu’une autre femme quelque part est lâche, stupide ou cynique, ou qu’elle est une complice. Il existe des femmes qui défendront la pornographie, qui s’en contrefichent. Il existe des femmes qui utiliseront la pornographie, y compris contre d’autres femmes. Il existe des femmes qui travailleront pour des pornographes — pas comme soi-­disant mannequins, mais en tant que gestionnaires, avocates, agentes de publicité et autrices rémunérées de « textes d’opinion » et d’« articles de journalisme ». Il existe toutes sortes de femmes, tout le temps ; il y a toujours des femmes qui ferment les yeux sur des méfaits flagrants. Mes ambitions pour la dignité et l’égalité ne s’articulent pas autour de ma perfection ni de celle de n’importe quelle autre femme ; mais seulement autour de l’humanité que nous partageons, aussi fragile qu’elle puisse nous sembler. Je comprends le désespoir d’Elizabeth Barrett Browning et la fureur qui le sous-­tend, mais je lève sa malédiction. La trahison d’une femme, quelle qu’elle soit, ne nous condamnera plus à la stupidité et à la mort — plus jamais. Beaver en a maintenant trop enduré pour faire marche arrière.

Andrea Dworkin, New York, mars 1989


[1] William Lloyd Garrison dans la préface de Frederick Douglass, Narrative of the Life of Frederick Douglass an American Slave Written by Himself (1845), The Belknap Press of Harvard University Press, 1960, p. 5.

[2] Public Hearings on Ordinances to Add Pornography as Discrimination Against Women, Minneapolis City Council, Government Operations Committee, transcription de Organizing Against Pornography, 1983, p. 16.

[3] Nom de l’autrice non diffusé, manuscrit.

[4] Sarah Wynter (pseudonyme), manuscrit, 19 juin 1985.

[5] Nom de l’autrice non diffusé, manuscrit ; aussi : Témoignage au Subcommittee on Juvenile Justice of the Committee on the Judiciary, Sénat des États-Unis, 12 septembre 1984.

[6] Public Hearings on Ordinances to Add Pornography as Discrimination Against Women, Minneapolis City Council, p. 38-­39.

[7] Ibid., p. 39-­41.

[8] Ibid.

[9] Ibid., p. 42-­46.

[10] Ibid., p. 65-­66.

[11] Ibid., p. 66-­67.

[12] Ibid., p. 66-­67.

[13] Woman Hating: A Radical Look at Sexuality (1974), paru en français sous le titre La Haine des femmes, M Éditeur, 2021.

[14] Terrence Des Pres, The Survivor: An Anatomy of Life in the Death Camps, Pocket Books, 1977, p. 39.

[15] Signifiant littéralement « castor », le terme anglais beaver désigne également le sexe féminin (comme, en français, le terme « chatte »). (NdT)

[16] Toby Summer (pseudonyme), « Women, Lesbian and Prostitution: A Workingclass Dyke Speaks Out Against Buying Women for Sex », dans Lesbian Ethics, vol. 2, no 3, été 1987, p. 37.

[17] Roger Manvell et Heinrich Fraenkel, Sans pitié ni remords. Heinrich Himmler. Stock, 1965, p. 108.

[18] Des Pres, op. cit., p. 68.

[19] Roger Manvell et Heinrich Fraenkel, op cit., p. 108.

[20] Elizabeth Barrett Browning, « Letters of Elizabeth Barrett Browning », dans Mary Daly, Gyn/Ecology: The Metaethics of Radical Feminism, Beacon Press, 1978, p. 153.