L’antiféminisme (extraits)

[Plus bas, un extrait du livre Les femmes de droite d’Andrea Dworkin, publié par les éditions du remue-ménage. indexC’est à ce jour le seul ouvrage de cette féministe radicale américaine traduit. Il est en vente ici: Violette & Co. Les extraits qui suivent sont tirés du dernier chapitre intitulé « L’antiféminisme ».

Les femmes de droite est un livre d’autant plus puissant qu’il est précédé d’une préface où Christine Delphy explicite entre autres les divergences entre le queer et le féminisme radical.

Un ouvrage, riche, à lire.

Des articles d’Andrea Dworkin ont été aussi publiés dans l’anthologie Pouvoir et violence sexiste (Éditions Sisyphe). ]

Le féminisme est une philosophie politique qui suscite beaucoup de haine. C’est vrai dans tout le spectre politique reconnaissable défini par les hommes, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Le féminisme est haï parce que les femmes sont haïes. L’antiféminisme est une expression directe de la misogynie ; c’est l’argumentaire politique de la haine des femmes. Il en est ainsi parce que le féminisme est le mouvement de libération des femmes. L’antiféminisme, dans l’une ou l’autre de ses familles politiques, soutient que la condition sociale et sexuelle des femmes incarne essentiellement (d’une manière ou d’une autre) leur nature, que la façon dont les femmes sont traitées dans le sexe et dans la société est conforme à ce que sont les femmes, que la relation fondamentale entre les hommes et les femmes – dans le sexe, la reproduction et la hiérarchie sociale – est à la fois nécessaire et inévitable. L’antiféminisme soutient la conviction que la violence infligée aux femmes par les hommes, en particulier dans le sexe, possède une logique implicite qu’aucun programme de justice sociale ne peut ou ne devrait éliminer; et que puisque l’utilisation que les hommes font des femmes découle de leurs natures distinctes et opposées qui convergent dans ce qu’on appelle « le sexe », les femmes ne sont pas violentées quand on les utilise en tant que femmes, mais simplement utilisées pour ce qu’elles sont par les hommes en tant qu’hommes. On reconnaît qu’il existe certains excès de sadisme masculin – commis par des individus dérangés, par exemple – mais en général, l’avilissement massif des femmes n’est pas perçu comme une violation de la nature des femmes en tant que telles. Par exemple, la nature d’un homme serait violée si quelqu’un pénétrait son corps de force. Mais le même incident ne transgresse pas la nature d’une femme, même si cela lui a fait mal. La nature d’un homme ne provoquerait pas qui que ce soit à pénétrer son corps de force. Mais la nature d’une femme provoque une telle pénétration – en outre, une blessure ne prouve pas qu’elle ne voulait pas cette pénétration ou même cette blessure, puisqu’il est dans sa nature de femme de désirer être pénétrée de force et blessée de force. Une femme est violée toutes les trois minutes aux États-Unis, selon des estimations conservatrices, et dans chacun de ces viols, c’est la nature de la femme et non l’acte de l’homme qui est mise en cause. Il n’y a assurément aucune reconnaissance sociale ou juridique du viol comme acte de terrorisme politique.

L’antiféminisme peut s’accommoder d’une approche réformiste : admettre que certaines formes de discrimination contre les femmes sont injustes envers elles ou que certaines injustices faite aux femmes ne sont pas justifiées (ou entièrement justifiées) par leur nature. Mais sous cette courtoisie apparente persistent des présomptions simplistes et arrogantes : que les solutions sont simples et les problèmes, frivoles ; que le préjudice fait aux femmes n’est ni substantiel ni vraiment important ; et que la subordination des femmes aux hommes n’est pas en soi un tort flagrant. Ces opinions continuent à être affirmées, même au vu d’atrocités démontrées et de l’inflexibilité manifeste de l’oppression.

L’antiféminisme est toujours une expression de la haine des femmes : il est plus que temps de le dire, d’établir cette équation, d’insister sur sa vérité. L’antiféminisme jette les femmes en pâture aux loups ; il répond « plus tard » ou « jamais » à celles qui sont cruellement et systématiquement privées de liberté ; alors que leur vie est en jeu, il leur dit qu’il n’est pas urgent de leur rendre justice ou de les traiter décemment ; il gronde les femmes pour leur désir de liberté. On a raison de voir la haine des femmes, une haine sexuelle, un mépris passionné, dans chaque effort visant à subvertir ou à bloquer l’amélioration de leur sort dans un domaine ou l’autre, que l’enjeu soit radical ou réformiste. On a raison de voir un mépris pour les femmes dans chaque effort visant à subvertir ou bloquer chacune de leurs avancées vers l’indépendance économique ou sexuelle, vers l’égalité civique ou juridique, vers l’autodétermination. L’antiféminisme est la politique du mépris pour les femmes en tant que classe. C’est le cas lorsque l’antiféminisme prend pour cible l’Equal Rights Amendment, ou le droit à l’avortement sur demande, ou les recours contre le harcèlement sexuel, ou les maisons d’hébergement pour femmes violentées, ou la réforme des lois sur le viol. C’est le cas, que cette opposition provienne de l’Heritage Foundation, de la Moral Majority, de l’Eagle Forum, de l’American Civil Liberties Union, du Parti communiste, des Démocrates ou des Républicains. Le même mépris antiféministe à l’endroit des femmes s’exprime dans la résistance aux mesures d’action positive, ou dans la défense de la pornographie, ou dans l’acceptation de la prostitution comme institution de travail sexuel des femmes. Si l’on comprend que les femmes vivent une exploitation et une violence systématiques, alors la défense de quoi que ce soit, l’acceptation de quoi que ce soit qui promeut ou qui perpétue cette exploitation et cette violence exprime une haine des femmes, un mépris de leur liberté et de leur dignité. Et tout effort visant à entraver des initiatives législatives, sociales ou économiques qui amélioreraient la condition des femmes, si radicales ou réformistes que soient ces initiatives, exprime ce même mépris. On ne peut tout simplement pas être à la fois pour et contre l’exploitation des femmes : pour quand elle procure du plaisir, contre dans l’abstrait ; pour quand elle est lucrative, contre en principe ; pour quand personne ne nous regarde, contre quand on pourrait nous voir. Si l’on comprend à quel point les femmes sont exploitées – la nature systématique de l’exploitation et son assise sexuelle –, aucune justification politique ou éthique n’autorise à faire moins que le maximum, avec toutes nos ressources, pour mettre fi n à cette exploitation. L’antiféminisme a servi de couverture au sectarisme le plus flagrant et il en a été le véhicule. S’il a pu être crédible comme couverture et efficace comme véhicule, c’est que la haine des femmes n’est politiquement réprouvée ni à droite ni à gauche. L’antiféminisme est manifeste partout où la subordination des femmes est activement perpétuée ou attisée ou justifiée ou passivement acceptée, parce que la dévaluation des femmes est implicite dans chacune de ces positions. La haine des femmes et l’antiféminisme, si agressive ou discrète que soit leur expression, sont synonymes en pratique, inséparables, souvent impossibles à distinguer, souvent interchangeables, et toute acceptation de l’exploitation des femmes – dans n’importe quel domaine, pour n’importe quelle raison, de n’importe quelle manière – incarne, signifie et soutient cette haine et cet antiféminisme.

L’antiféminisme se décline en mépris pour différents types de femmes – tels que les hommes imaginent les différents types de femmes qui existent – et donne lieu à tout un spectre d’insultes. Les lesbiennes, les intellectuelles et les femmes frondeuses sont haïes à cause de leur présomption, leur arrogance, leur ambition masculine. Les prudes, les vieilles fi lles et les célibataires n’ont peut-être pas envie de ressembler aux hommes mais elles semblent capables de vivre sans eux ; elles sont donc traitées avec mépris et dédain. Les « salopes », « nymphomanes » et « filles faciles » sont haïes parce qu’elles sont dépréciées, et parce qu’elles sont leur sexe à l’état brut ou le sexe lui-même. Lancées à une femme, ces épithètes (souvent plus grossières) visent à calomnier sa relation à son genre ou à la sexualité telle que défi nie et imposée par les hommes. Les épithètes varient selon la situation : choisies et appliquées non pour montrer ce qu’elle est personnellement, essentiellement, mais pour l’intimider dans une situation donnée. Par exemple, si elle ne veut pas de sexe, elle peut être traitée de prude ou de dyke ; et après le sexe, elle peut être traitée de salope – par le même observateur. Si elle exprime des idées qu’un homme n’aime pas, elle peut être qualifiée de salope, de dyke ou de prude, selon l’évaluation que fera l’homme en question de sa vulnérabilité à l’insulte, ou selon l’intérêt obsessionnel de cet homme pour les prudes, les salopes ou les dykes. L’antiféminisme réduit une femme aux perceptions de sa sexualité ou de son rapport aux hommes ou à la sexualité masculine ; et l’antiféminisme attribue une intégrité masculine spécifique à des actes habituellement réservés aux hommes – des actes comme faire l’amour avec des femmes ou écrire des livres ou marcher avec assurance dans la rue ou prendre la parole avec autorité. Des idées et des actes consolident la puissance et la vigueur culturelle de ces épithètes, qui reflètent des valeurs réelles – le dédain visant les femmes, ses motifs, les torts qu’on leur impute et pour lesquels on les punit. La répartition des femmes parmi la gamme d’insultes utilisées pour les décrire, l’utilisation de ces insultes pour désigner, intimider ou discréditer, la validité prêtée à ces critiques des postures, attitudes ou actions d’une femme, sont autant d’expressions de l’antiféminisme et de la haine des femmes. Lorsqu’une femme exprime une opinion – peu importe le sujet – et que la réaction consiste à discréditer ou remettre en question sa sexualité, son identité sexuelle, sa féminité ou ses relations avec les hommes, cette réaction peut être identifiée d’emblée comme implicitement antiféministe et misogyne. Elle peut être et doit être dénoncée à ce titre. L’antiféminisme, comme stratégie visant à saper la moindre crédibilité dont une femme réussit à se doter, va des sous-entendus subtils à l’hostilité flagrante, qui ont toujours pour fin de lui rappeler, comme aux gens qui l’écoutent, qu’après tout, elle n’est qu’une femme – qui plus est, une femme défectueuse. La haine des femmes implicite de l’antiféminisme vise à humilier cette femme, de sorte qu’elle ressente l’humiliation et que les personnes qui l’écoutent la voient subir l’humiliation et la ressentir. Susciter et manipuler des sentiments hostiles envers une femme parce qu’elle est une femme, en invoquant son sexe et sa sexualité, en lui rappelant – ainsi qu’aux gens qui l’entourent – ce qu’elle est et ce à quoi elle sert, équivaut à susciter et à manipuler de l’hostilité raciste envers un Noir dans un contexte de suprématie blanche. Notre réaction à l’accent mis sur son sexe pour miner sa crédibilité ne devrait pas dépendre de notre accord ou désaccord avec elle sur un enjeu ou un autre, mais plutôt être une réaction à la misogynie et à l’antiféminisme utilisés contre elle. Il est plus que temps de reconnaître, de dénoncer et de combattre le discrédit jeté sur les femmes par ces épithètes, qui les isolent et les détruisent. Ce sont des rappels symboliques de ce à quoi elle est réduite, non pas un être humain mais une femme, chose inférieure ; ces accusations rappellent à l’accusée sa place en tant que femme et ses supposées transgressions de ses limites. Les femmes craignent les épithètes parce que ce sont des avertissements, des menaces, la preuve qu’une femme a commis un faux pas dans sa relation au monde qui l’entoure, la preuve qu’un ou des hommes l’ont remarquée et sont en colère contre elle. Les femmes craignent ces épithètes parce qu’elles craignent la colère des hommes. Cette colère constitue la substance de l’antiféminisme et de la misogynie. L’épithète est une arme, qu’elle soit lancée à pleine force ou prononcée sur un ton boudeur ou mesuré. Elle est nécessairement un acte d’hostilité utilisé dans un esprit de vengeance. Insulter une femme la marque temporairement ; cela moule son image d’une façon qui conforte son infériorité sociale ; l’épithète précède souvent le coup de poing ou la baise, de sorte que les femmes apprennent à l’associer à des usages d’elles-mêmes qu’elles abhorrent, des usages hostiles ; et l’épithète est souvent lancée pendant qu’il frappe, pendant qu’il baise. Elle avilit une femme en avilissant sa classe de sexe, sa sexualité et son intégrité personnelle ; elle exprime une haine profonde, qui n’a rien de superficiel – la haine des femmes, une haine profonde ayant des conséquences profondes pour celles contre qui l’épithète est lancée. En tant qu’insultes sexuelles, ces épithètes agissent comme une rafale de mitrailleuse, abattant tout ce qu’elles touchent – toutes les femmes dans les parages. Les allusions à ces insultes sexuelles, même obscures, ou simples évocations, sont utilisées avec adresse et persistance pour dévaloriser publiquement les femmes – dans la haine des femmes et la politique de mépris à leur égard, dans la langue de tous les jours et dans le discours culturel. Chaque fois que le recours à un vocabulaire de haine n’est pas relevé, qu’une expression haineuse ne suscite ni rébellion ni résistance visible, il meurt une partie de la femme à qui cela arrive et une partie de la femme qui en est témoin. Chaque fois que l’utilisation d’une telle épithète ou son évocation ne donne lieu à aucune riposte, quelque chose meurt chez les femmes. Chaque fois que les mots salope, dyke ou prude sont utilisés pour tenir les femmes en respect et chaque fois que ce langage n’est pas répudié (répudié du seul fait de son usage, sans égard à l’exactitude de l’accusation), alors l’antiféminisme a piétiné une autre vie de femme, en a écrasé une partie ; la misogynie a humilié et blessé une autre femme, ou une femme une autre fois. Chaque fois que l’on utilise comme une insulte un mot honorable – comme le mot lesbienne – ou un acte honorable – comme choisir, parce qu’une femme le veut, de faire l’amour avec une ou des personnes de son choix – ou un choix honorable – comme le célibat –, les femmes qui le sont et qui le font et qui assument ce choix sont irrévocablement blessées et diminuées. La solution ne se résume pas à cesser d’avoir peur des mots eux-mêmes (qu’ils soient pertinents ou non) : une femme serait folle de ne pas craindre ce que cachent ces mots. Il y a derrière eux l’homme qui s’en sert et le pouvoir de toute sa classe sur la femme contre qui ils servent. Chaque expression de mépris contre la dyke, la prude, la salope est une expression de haine contre toutes les femmes. Que ces insultes soient socialement acceptées, tolérées ou encouragées, qu’elles soient la substance même de l’humour ou qu’on y acquiesce sans rien dire, la dévalorisation des femmes s’accentue, leur intimidation s’aggrave d’un cran. Chaque fois que les insultes sont affichées ou chuchotées – contre une femme, à titre d’insulte –, elles gagnent en puissance à être utilisées, acceptées et répétées. Et toute femme, qu’elle soit ou non, ou à un degré quelconque ce qu’affirme l’insulte, devient plus vulnérable à la manipulation, la distorsion, l’extorsion, la diffamation et le harcèlement, et l’antiféminisme et la haine des femmes s’ancrent d’autant plus profondément. La haine des femmes est la passion ; l’antiféminisme est son argumentaire idéologique ; l’insulte basée sur le sexe réunit passion et idéologie dans un acte de dénigrement et d’intimidation. La tolérance à l’égard de l’insulte basée sur le sexe et son efficacité à discréditer les femmes indiquent à quel point la haine des femmes et l’antiféminisme sont virulents : omniprésents, persuasifs, profondément ancrés, laissant peu de chances aux femmes d’y résister. Dans notre société, l’insulte basée sur le sexe est la monnaie d’échange. Les femmes vivent sur la défensive, pas seulement à l’égard du viol mais aussi à l’égard des mots du violeur – les mots dont on traite les femmes en privé et en public, à voix haute ou à voix basse.

(…)

L’antiféminisme s’incarne concrètement dans chaque groupe composé entièrement ou quasi entièrement d’hommes – qu’il s’agisse d’une profession, une institution, une entreprise, un club ou une clique de pouvoir. Par son existence même, ce groupe soutient et proclame la domination masculine. Par son existence, il renforce l’infériorité sociale des femmes en regard des hommes, perpétue leur subordination politique, détermine leur dépendance économique et réactive sans fin leur soumission sexuelle aux hommes. La clique de pouvoir mâle communique l’antiféminisme de la domination masculine partout où elle opère, toujours, sans exception. Le pouvoir des hommes de prendre les décisions, de choisir les stratégies, de créer la culture et d’en contrôler les institutions est tout à la fois la preuve et le résultat logique de la domination masculine. Quand les hommes dominent la structure d’une institution, ils en dominent aussi l’idéologie ; autrement, cette structure changerait. Toute organisation dont les hommes dominent la structure fonctionne comme une résistance concrète, matérielle à la libération des femmes : elle interdit l’exode des femmes hors des obligations et désavantages de l’infériorité, sans parler de ses cruautés. Tout secteur qui est presque exclusivement masculin est hostile aux femmes – aux droits politiques, à la parité économique et à l’autodétermination sexuelle pour les femmes. Le soutien en paroles à de prudentes réformes féministes de la part d’hommes appartenant à des institutions, organisations ou cliques de pouvoir entièrement masculines n’a aucune valeur au plan de changements réels, substantifs pour les femmes ; c’est la structure homogène masculine elle-même qu’il faut subvertir et détruire. La domination masculine et l’antiféminisme qui la défend ne peuvent être répudiés qu’en y mettant fin ; ceux qui les construisent, étant eux-mêmes les briques qui servent à les édifier, ne peuvent les changer en se contentant de les critiquer. L’antiféminisme des enclaves masculines ne sera pas humanisé par de simples gestes ; il est immunisé contre toute modification par bonne volonté diplomatique. Tant qu’une voie est fermée aux femmes, elle est fermée aux femmes ; et cela signifie qu’elles ne peuvent emprunter cette voie, même quand les hommes qui s’y promènent laissent gentiment entendre qu’ils ne s’en formaliseraient pas. Cette voie ne fait pas que mener au pouvoir, à l’indépendance ou à la justice ; c’est souvent la seule voie permettant d’échapper à une violence extrême. L’antiféminisme d’une institution exclusivement masculine ne peut être atténué par des attitudes, pas plus que la domination masculine – qui est toujours le sens d’une enclave masculine – ne peut accepter que les femmes ne soient pas inférieures aux hommes.

(…)

Le féminisme comme mouvement de libération exige donc un critère unique, révolutionnaire, de ce à quoi les êtres humains ont droit, et exige de ne jamais perdre de vue l’actuelle dichotomie sexuelle des droits. L’antiféminisme fait le contraire : il réaffirme l’existence d’une double norme de ce à quoi les êtres humains ont droit, une norme masculine et une norme féminine ; et il soutient en même temps que nous sommes tous des êtres humains, maintenant, dans l’état actuel des choses, sous ce régime de classes de sexe, de sorte qu’aucune attention particulière ne devrait être portée à la dimension sexuée des phénomènes sociaux. En ce qui concerne le viol, par exemple, les féministes se basent sur un critère unique de liberté et de dignité : tout le monde, femmes et hommes, devrait avoir droit à l’intégrité de son corps. Les féministes analysent ensuite la réalité du viol en fonction des classes de sexe : des hommes violent, des femmes sont violées ; même dans les cas statistiquement rares où des garçons ou des hommes sont violés, les violeurs sont des hommes. Les antiféministes se basent sur une double norme : les hommes conquièrent, possèdent, dominent, les hommes prennent les femmes ; les femmes sont conquises, possédées, dominées et prises. Mais les antiféministes soutiennent ensuite que le viol est un crime comme n’importe quel autre, comme le vol avec agression ou le meurtre ou le cambriolage ; ils nient sa nature sexuée, sa dimension de classe de sexe et l’implication politique évidente de la construction sexuelle de ce crime. On accuse les féministes de nier l’humanité commune des hommes et des femmes en refusant d’esquiver la question des classes de sexe, de qui fait quoi à qui, dans quelle proportion et pourquoi. Les antiféministes refusent d’admettre que le système de classes de sexe répudie l’humanité des femmes en les assujettissant systématiquement à l’exploitation et à la violence comme condition du sexe. Quand elles analysent le système de classes de sexe, on accuse les féministes de l’inventer ou de le perpétuer. On nous dit qu’attirer l’attention sur ce système insulte les femmes en laissant entendre qu’elles sont des victimes (assez stupides pour se laisser victimiser). On accuse les féministes d’être les agents de la dégradation lorsqu’elles postulent l’existence de cette dégradation. C’est comme si l’on tenait les abolitionnistes responsables de l’esclavage, mais tous les coups sont permis quand l’amour est comme la guerre. En passant sous silence le sens politique du système de classes de sexe, sauf pour le défendre lorsqu’il est contesté, les antiféministes laissent entendre que « nous sommes tous dans le même bateau », tous des êtres humains, différents-mais-ensemble, une formule dont la valeur persuasive tient à son manque de clarté. Il est indiscutable que le viol nous met tous dans le même bateau, mais certaines d’entre nous à leur grand désavantage. Le féminisme exige avant tout une analyse rigoureuse des classes de sexe, une analyse permanente, entêtée, persistante, disciplinée, dépourvue de sentimentalisme et qui ne se laisse pas apaiser par de sottes invocations d’une humanité commune, que le système de classes de sexe s’active justement à supprimer. On ne peut démanteler ce système quand celles qu’il exploite et humilie sont incapables de l’affronter pour ce qu’il est, pour ce qu’il leur enlève, pour ce qu’il leur fait. Le féminisme exige précisément ce que la misogynie détruit chez les femmes : une bravoure sans faille pour affronter le pouvoir masculin. Même si on l’a rendue impossible, une telle bravoure existe : de telles femmes existent, des millions et des millions d’entre elles à certaines périodes. Si la suprématie masculine survit à tous les efforts des femmes pour la renverser, ce ne sera ni à cause de la biologie ou de Dieu, ni à cause de la force et du pouvoir des hommes en soi. Ce sera parce que la volonté de libération a été contaminée, sapée, rendue inefficace et insensée par l’antiféminisme : par des conceptions spécieuses de l’égalité basées sur un déni de ce qu’est réellement le système de classes de sexe. Le refus de reconnaître le despotisme inhérent à ce système entraîne inévitablement l’intégration du despotisme aux modèles de réforme du système : c’est en cela que l’antiféminisme triomphe de la volonté de libération. Le refus de reconnaître les violences particulières inhérentes au travail sexuel (le fait de traiter ce travail comme s’il était sexuellement neutre, et non partie intégrante de l’oppression de sexe et inséparable de celle-ci) est une fonction de l’antiféminisme ; l’acceptation du travail sexuel comme travail convenable pour les femmes marque le triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération. L’acceptation sentimentale d’une double norme en ce qui touche les droits, les responsabilités et la liberté marque également le triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération ; aucune dichotomie sexuelle n’est compatible avec une véritable libération. Et, surtout, le refus d’exiger (sans compromis possible) un critère unique et absolu de dignité humaine constitue le plus grand triomphe de l’antiféminisme sur la volonté de libération. Sans ce critère unique et absolu, la libération n’est que de la purée, et le féminisme, frivole et parfaitement complaisant. Sans ce critère unique et absolu comme pierre de touche de la justice révolutionnaire, le féminisme ne peut prétendre être un mouvement de libération ; il n’a aucune position, objectif ou potentiel révolutionnaire, aucune base pour une reconstruction radicale de la société, aucun critère d’action ou d’organisation, aucune nécessité morale, aucun appel incontournable à la conscience de « l’humanité », aucun poids philosophique, aucune stature authentique comme mouvement des droits de la personne ; bref, il n’a rien à enseigner. De plus, sans ce critère unique et absolu, le féminisme n’a pas la moindre chance d’arriver à libérer les femmes ou à détruire le système de classes de sexe. S’il refuse de se fonder sur un principe de dignité humaine universelle, ou s’il compromet ce principe et bat en retraite, le féminisme se transforme en son ennemi juré : l’antiféminisme. Aucun mouvement de libération ne peut accepter l’avilissement des personnes qu’il veut libérer, en acceptant pour elles une définition différente de la dignité, et demeurer un mouvement voué à leur liberté. (Que les apologistes de la pornographie en prennent note.) L’existence d’un critère universel de dignité humaine est le seul principe qui répudie absolument l’exploitation de classe de sexe et qui nous propulse toutes et tous vers un avenir où la question politique fondamentale devient la qualité de vie de l’ensemble des êtres humains. Les femmes sont-elles subordonnées aux hommes ? C’est les priver de leur dignité. Des hommes sont-ils aussi prostitués ? Qu’est-ce que la dignité humaine ?

Deux éléments structurent le féminisme comme discipline : le fait d’affronter, aux plans politique, idéologique et stratégique, le système de classes de sexe – y compris la hiérarchie sexuelle et la ségrégation sexuelle – et l’exigence d’un critère unique de dignité humaine. Si l’on abandonne l’un ou l’autre élément, le système de classes de sexe devient imprenable, indestructible ; le féminisme perd sa rigueur, la force de son cœur visionnaire ; les femmes sont submergées, non seulement par la misogynie mais également par l’antiféminisme – des excuses commodes pour exploiter les femmes, des alibis métaphysiques pour les violenter et des prétextes sordides pour passer sous silence leurs priorités politiques.

Une autre discipline est essentielle à la pratique du féminisme et à son intégrité théorique : le constat ferme, sobre et soutenu du fait que les femmes forment une classe et partagent une condition commune. Il ne s’agit pas là d’un quelconque processus psychologique d’identification aux femmes parce qu’elles sont merveilleuses, ni de l’insupportable assertion qu’il n’existe pas de différences majeures et menaçantes entre les femmes. Ce n’est ni une injonction libérale à passer sous silence ce qui est cruel, méprisable ou stupide chez des femmes, ni l’impératif de fermer les yeux sur des idées ou allégeances politiques dangereuses chez elles. Cela ne signifie pas les femmes d’abord, les femmes meilleures, uniquement les femmes. Mais cela signifie que le sort de chaque femme – quelles que soient ses opinions politiques, sa personnalité, ses valeurs ou ses qualités – est lié au sort de l’ensemble des femmes, que cela lui plaise ou non. À un premier niveau, cela signifie que le sort de toute femme est lié au sort de femmes qu’elle n’apprécie pas personnellement. À un autre niveau, cela signifie que son sort est lié au sort de femmes qu’elle abhorre au plan politique et moral. Cela signifie, par exemple, que le viol est une menace pour les femmes communistes et fascistes, libérales, conservatrices, démocrates et républicaines, les femmes racistes et les femmes noires, les femmes nazies et les femmes juives, les femmes homophobes et les femmes homosexuelles. Les crimes commis contre les femmes parce qu’elles sont des femmes définissent la condition des femmes. L’éradication de ces crimes, la transformation de la condition des femmes est le but du féminisme : il exige donc une définition extrêmement rigoureuse de ces crimes pour déterminer ce qu’est cette condition. Cette définition ne peut être compromise par une représentation sélective de la classe de sexe fondée sur du sentimentalisme ou des vœux pieux ; elle ne peut exclure les prudes, les salopes, les dykes, les mères ou les vierges parce que l’on ne veut pas être associée avec elles. Être féministe, c’est reconnaître que l’on est associée à toutes les femmes, non par choix mais de fait, un fait créé par le système de classes de sexe. Quand ce système sera brisé, ce fait cessera d’exister. Les féministes ne créent pas cette condition commune par des alliances : elles la reconnaissent comme faisant partie intégrante de l’oppression de sexe. La conscience fondamentale que les femmes forment une classe partageant une condition commune – que le sort de chacune est matériellement lié au sort de toutes les autres – consolide la théorie et la pratique féministes.

traduction: Martin Dufresne et Michele Briand

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