par Ben Barker
Le critère qui définit une personne radicale est sa volonté d’examiner de façon honnête et critique le pouvoir, et plus particulièrement, les déséquilibres de pouvoir. Nous nous demandons: Pourquoi un groupe dispose-t-il de plus de pouvoir qu’un autre? Pourquoi un groupe peut-il nuire à un autre en toute impunité ? Pourquoi un groupe est-il libre tandis que l’autre ne l’est pas? Ce genre de questions a longtemps été utilisé par des radicaux afin d’identifier des situations d’oppression et de prendre des mesures à leur encontre.
Cette démarche semblait à la fois claire et efficace, jusqu’à ce que soit soulevée l’oppression des femmes. Autant la gauche radicale a su nommer avec persistance les nombreuses manifestations dégueulasses de la culture dominante, autant elle a ignoré, minimisé et nié celle que constitue le patriarcat. Bien qu’il soit généralement admis que le racisme a pour effet de terroriser les personnes de couleur, que l’hétérosexisme a pour effet de terroriser les lesbiennes et les gais, que le colonialisme a pour effet de terroriser les communautés traditionnelles et indigènes, que le capitalisme a pour effet de terroriser les pauvres du monde entier, et que l’industrialisation constitue de fait un terrorisme à l’égard de la terre, les radicaux de gauche ne peuvent, pour une raison ou une autre, concevoir que le patriarcat constitue un terrorisme à l’égard des femmes. S’il arrive parfois que la question de l’oppression des femmes émerge, elle est édulcorée au point de ressembler davantage à un amas de circonstances désagréables, mais temporaires et isolées, plutôt qu’à ce qu’elle est vraiment : une guerre permanente menée contre la liberté, l’égalité et les droits humains de plus de la moitié de la population mondiale.
La façon dont le sexisme, le privilège masculin et le patriarcat sont passés sous silence entre radicaux est à la hauteur de la façon dont ils nous paralysent. C’est un cercle vicieux : comme les hommes de la gauche radicale refoulent le féminisme, ils bâillonnent les résistances à l’injustice du pouvoir masculin existantes au sein de la gauche radicale. Il en résulte un durcissement de cette domination dans des mouvements politiques qui risquent de plus jamais pouvoir dépasser le pouvoir injuste des hommes.
Un patriarcat non bridé sape tout activisme réellement radical. Il ne peut y avoir de libération dans le monde, si ceux qui prétendent se battre pour elle ne sont pas disposés à la libération des femmes dans leurs propres rangs. Comme le dit ma chère voisine : «Il n’y a rien de progressiste à traiter les femmes comme des déchets, c’est ce qui se fait déjà à l’heure actuelle.»
Il se peut que certains de ces hommes ne voient pas leur privilège. Ou peut-être qu’ils le voient et trouvent légitime de le posséder. Dans les deux cas, la plupart sont à l’aise avec le statut qui leur est accordé de par leur sexe, tant dans la société que dans les mouvements sociaux. Nous les hommes siégeons au sommet d’une hiérarchie avec la moitié de l’humanité en dessous, maintenue là pour nous voir leur parler, leur assigner les travaux ingrats et les utiliser pour le sexe. Cette réalité ne disparaît pas du simple fait de s’étiqueter « radical». À vrai dire, tout radical qui ne voit pas cet état de choses – je ne parle même pas de l’affronter et d’y mettre fin – ne mérite pas de s’appeler ainsi. Ce qu’on qualifie de politique radicale se résume souvent en réalité à la politique des hommes. Au-delà de déclarations vertueuses de résistance à toutes les formes de domination, nous les hommes manœuvrons habilement pour étouffer dans les mouvements tout ce qui menace notre propre pouvoir et notre privilège, y compris les femmes.
Dans ce jeu truqué, les hommes radicaux et les groupes politiques qu’ils contrôlent sont plus qu’heureux de traiter du patriarcat ; tant qu’ils contrôlent le débat, tout baigne. En un claquement de doigts, ils esquivent l’acuité du féminisme. Les hommes aussi sont opprimés, plaident-ils. Les choses ne vont pas aussi mal qu’il n’y paraît, nous dit-on. Les femmes sont maintenant libérées, clament-ils. Et en un tournemain, jetant aux orties toute trace de bon sens, la gauche radicale avale ces mensonges comme un seul homme et les transforme en programme politique.
Si seulement les radicaux comprenaient les enjeux de genre comme ils comprennent ceux de race et de classe. C’est pourtant si évident : le sexe, comme la race et comme la classe, est un construit social qui sert à justifier l’oppression d’un groupe par un autre. C’est tout. Mais parlez du genre aux gens de la gauche radicale, en particulier aux hommes, et préparez-vous à entendre des bizarreries. En expulsant entièrement de leur analyse la question du pouvoir, ils prétendent ramener le genre à un simple éventail où puiser, soit quelque chose d’inné et donc d’inévitable, soit une guerre métaphorique et ludique entre les sexes.
Dans la réalité concrète, le genre n’est rien de tout cela. Ce n’est pas un choix : les femmes n’ont pas le pouvoir de décider de ne pas être traitées comme elles le seront au sein même d’une culture misogyne. Le genre n’est pas non plus naturel : la biologie sert juste de prétexte pour justifier l’idéologie patriarcale. Il n’est pas un jeu, et la guerre contre les femmes n’est pas une métaphore. Les coups, l’esclavage, l’exploitation, la traite et la condition de déclassée sont le lot quotidien des femmes et le genre en est le prétexte. Il ne s’agit pas d’accepter ou de jouer avec une hiérarchie, mais bien de la démanteler. Les radicaux devraient savoir cela. Le genre est un mensonge terrible mais qui a les conséquences les plus réelles. Il prend des êtres humains et les socialise – lire « déforme » – pour en faire des catégories de personnes appelées «hommes» et «femmes». En outre, le genre affirme que les hommes et les femmes possèdent respectivement un ensemble inné d’habitudes – et de valeur – personnelles nommées « masculinité » et « féminité », ou « masculin » et « féminin ». Les hommes apprennent la domination et les femmes apprennent la soumission, ce qui permet au patriarcat de prospérer.
Ce processus de construction sociale est le même pour la race et la classe. La différence est que des radicaux n’auraient aucun problème – espérons-nous – à désavouer l’idée d’une « noirceur » ou d’une « pauvreté » innée (ou choisie). Aucun être humain ne naît en soi au bas d’une hiérarchie ; les femmes, comme les pauvres et les gens de couleur du monde entier, sont contraint-e-s à cette position. Le pouvoir ne tombe pas du ciel, il est enlevé à d’autres personnes. Si les hommes ont le pouvoir, c’est que les femmes ne l’ont pas. La masculinité est définie par la violation des limites. Ne se contentant pas d’être simplement des êtres humains, les hommes utilisent l’équivalent d’une véritable force militaire pour obtenir ce qu’ils veulent, pour satisfaire un ego insatiable. Nous les hommes prouvons que nous sommes de vrais hommes en pliant à notre volonté les autres – qui sont souvent des femmes –, jusqu’à briser leur résistance.
Le privilège masculin est la rationalisation grandiose, la justification du pouvoir injuste à laquelle nous les hommes essayons de croire, et de faire croire tout le monde. La leçon que nous tentons d’inculquer est que la masculinité est normale et que les hommes sont, en tant qu’hommes, exempts de toute reddition de comptes : ils sont plus compétents et ont toujours raison. La hiérarchie devient ainsi inévitable, toute résistance ressemblant à une perte de temps absolue.
Le féminisme est l’autre versant de la guerre. Il est, selon la courageuse expression d’Andrea Dworkin, « la pratique politique de lutte contre la suprématie masculine, au nom des femmes en tant que classe ». Cet engagement caractérise une démarche radicale véritablement honnête, et c’est précisément pour cela que la gauche radicale dominée par les hommes lui fait barrage.
Le féminisme liquide les mensonges qui donnent au patriarcat une image bénigne. Il réclame pour les femmes un statut d’être humain à part entière et est prêt à se battre pour y parvenir.
Lorsque nous mesurons honnêtement l’ampleur des dommages que le genre fait aux femmes, nous voyons l’ampleur des mesures à mettre en œuvre pour atteindre une véritable justice. Il devient évident que le sexisme n’est pas juste une circonstance désagréable, que l’on peut transformer par un simple changement d’attitude. Le viol, la pornographie, l’humiliation, la traite des personnes et l’esclavage reproductif sont tout sauf des événements mentaux. Si la gauche radicale examinait honnêtement ces atrocités – voire, se privait d’y participer – nous saurions quoi faire : nous mobiliser et résister.
Au lieu de cela, des radicaux parlent de « libération sexuelle » et choisissent de célébrer ce legs accablant qui plonge ses racines dans le patriarcat et l’histoire des mouvements sociaux des années 60 et 70. Si une femme peut choisir de baiser, prétendent-ils, elle doit alors être libérée.
Mais un choix n’est jamais plus significatif que les options disponibles. Les femmes peuvent choisir entre l’invisibilité et l’exploitation sexuelle, elles peuvent choisir entre la pauvreté et l’exploitation sexuelle, elles peuvent choisir entre la mort et l’exploitation sexuelle. Je me fierais aux radicaux pour dénoncer de tels faux choix si l’inverse – leur collusion avec l’exploitation sexuelle des femmes – n’avait été confirmé maintes et maintes fois.
Le féminisme touche un point sensible. Quand nous les hommes n’arrivons pas à nos fins, le retour de bâton antiféministe n’est jamais loin. Les féministes y font face de toutes parts. Il semble que les anarchistes, les communistes, les libertariens du sexe, les masculinistes et les droitistes peuvent s’entendre sur au moins une chose : le caractère sacré du pouvoir masculin. Les hommes, appuyés par tout groupe où ils sont dominants, se mobilisent en force pour remettre les femmes « à leur place », que ce soit par la calomnie, la censure, les menaces ou la violence physique.
Les femmes ont eu peu de raisons de considérer comme un tant soit peu son alliée la gauche-radicale-dominée-par-les-hommes. Au contraire, les radicaux semblent toujours prêts à prêter main-forte à l’autre camp. Prenez la semaine dernière, par exemple, quand une femme écologiste a été interdite de parler lors d’une manifestation du Jour de la Terre dans une université états-unienne parce qu’elle se trouvait être également une féministe ; et quand un festival de musique de femmes, vieux de plusieurs décennies, a été ostracisé pour ne pas y laisser entrer les hommes ; et quand un centre communautaire qui devait accueillir une des seules conférences internationales de féministes radicales est en passe de revenir sur sa décision suite au harcèlement constant d’hommes, radicaux et conservateurs confondus.
Quand ce ne sont pas des représailles musclées que les hommes utilisent pour faire taire les féministes, ce sont des mensonges purs et simples. Le plus courant est que, si l’on y regarde bien, les hommes aussi sont opprimés. La gauche radicale a mordu à cet hameçon. Face à la succession de récits illustrant la campagne de terreur menée quotidiennement contre les femmes, les radicaux ne veulent savoir qu’une chose: oui mais les gars?
Il est évident que des hommes vivent de l’oppression, mais jamais en tant qu’hommes. Le patriarcat implique que tout homme sera traité comme davantage humain que toute femme le serait, à circonstances identiques. Les hommes peuvent être assujettis de moult façons – chacune étant odieuse et méritant une résistance à son propre titre – mais ce n’est jamais parce que nous sommes nés non-femme. En fait, même les hommes les plus opprimées ou égalitaires ou radicaux conservent la capacité d’utiliser leur pouvoir masculin contre les femmes. Nous ne devons pas ignorer une injustice pour en voir une autre.
Si nous, en tant que radicaux, voulons faire honneur à notre identité et à nos traditions en perçant jusqu’à sa racine un pouvoir injuste, nous devons rejeter et combattre le patriarcat en tout contexte, à tous les niveaux. Chaque fois que nous permettons aux hommes d’exercer le pouvoir contre des femmes, nous aidons l’ennemi. Si les hommes radicaux veulent lutter contre le pouvoir, comme beaucoup le prétendent, nous pouvons commencer par le pouvoir des hommes sur les femmes. Nous pouvons résister à la domination sous toutes ses formes ; même – ou surtout – quand agir de la sorte menace notre propre privilège, même si cela exige de changer qui nous sommes. Il n’y a pas de révolution et pas de justice sans liberté pour les femmes. Le patriarcat est en train de détruire nos mouvements sociaux aussi sûrement qu’il détruit la vie des femmes et aussi sûrement qu’il détruit la planète. Comme le chante Ani DiFranco, « Le patriarcat pave la voie qui mène au désastre. » Le féminisme, par contre, pave la voie de la révolution. Comme radicaux, le choix nous appartient : désastre ou révolution ?
Version originale : Beautiful Justice: The Sexist Radical Left Versus Women
Traduction : Yeun L-Y et Martin Dufresne (Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur. Cet article s’inscrit dans une série de chroniques intitulées Une justice de toute beauté. L’auteur, Ben Barker, activiste communautaire qui vit à West Bend (Wisconsin, USA), est membre de l’organisation Deep Green Resistance et il écrit actuellement un livre sur les aspects toxiques des sous- cultures radicales et la nécessité de bâtir une culture dynamique de résistance. On peut le contacter à l’adresse benbarker@riseup.net)