Parler de « masculinité saine » est comme parler d’un « cancer sain ». Voici pourquoi.

Par John Stoltenberg

Je comprends – je le comprends vraiment – pourquoi beaucoup de personnes éduquées à devenir des hommes cherchent une identité personnelle genrée qui soit bien distincte de tout ce qui a été qualifiée, ces derniers temps, de masculinité toxique. De nos jours, une personne dotée d’un pénis* devrait vraiment faire l’autruche pour ne pas remarquer tous ces comportements visant à prouver sa virilité qui ont été critiqués comme contraires au bien-être (le nôtre et celui des autres). Cependant, autant la personne dotée d’un pénis accepte la critique croissante de la masculinité traditionnelle, autant il peut raisonnablement se demander quels sont les comportements authentifiant la masculinité qui échappent à cette critique. Quelles sont les manières d’ « agir comme un homme » qui permettent à chacun de se distinguer définitivement des« hommes qui se comportent mal » ? Ou, sur un mode plus personnel : Que faut-il faire exactement de nos jours pour habiter une identité de genre à la fois masculine et positive qui soit ressentie – et soit réellement – digne de respect (à nos yeux et à ceux des autres) ?

Au même moment – comme dans un univers parallèle – il existe des légions de personnes éduquées à être des hommes qui ont été exposés à la critique de la masculinité, mais qui la rejettent et y résistent de toutes leurs forces, quasiment au niveau cellulaire, de la même façon que le système immunitaire génère des anticorps pour repousser une infection envahissante. Pour ces personnes dotées d’un pénis, la critique de n’importe quelle masculinité est éprouvée comme une attaque contre toute masculinité. Bouillonnement d’amertume, colère explosive et retour du bâton (backlash) ne sont que quelques-uns des symptômes de leur crispation. Ce qui se passe à l’intérieur – là où ils ressentent leur authentique « Voila ce que je suis » – est une lutte à finir contre ce qu’ils perçoivent comme porteur de leur annihilation personnelle.

Dans un souci de clarté, je vais nommer ces deux ensembles Réformateurs et Conservateurs. Bien sûr, ce ne sont pas les seules parties de la population dotée d’un pénis. Mais je vais prendre pour acquis qu’ils sont tous les deux suffisamment visibles pour que, à la lecture, la plupart des gens les reconnaissent dans leurs grandes lignes. Et je vais également prendre pour acquis que la plupart des lecteurs effectuent une forme ou une autre d’appréciation de ces deux rôles. La plupart des gens se disent probablement L’un est meilleur que l’autre. L’un est le Bon Gars et l’autre est le Mauvais Gars. Et, que vous considériez les Réformateurs ou les Conservateurs comme étant les vrais bons gars importe peu ; ce qui est probablement présent dans votre tête, c’est que l’un réussit mieux que l’autre à « incarner la masculinité » , alors que l’autre y arrive moins bien.

Remarquez-vous comment le schéma de catégorisation mieux-que/moins-bien-que entre mentalement en jeu ? Il s’impose comme une habitude, dès que le cortex supérieur et acculturé d’une personne se retrouve face à toute question ayant à voir avec le principe masculin. Le cerveau a été conditionné depuis l’enfance pour percevoir l’identité sociale due genre masculin à travers les lunettes du mieux-que/moins-bien-que. C’est de cette manière que nous avons tous et toutes appris à ressentir de l’identité, et c’est de cette manière que nous savons tous et toutes reconnaître « qui est l’homme ici » . C’est aussi de cette manière que certains d’entre nous endossons une masculinité crédible si nous le pouvons et quand nous le pouvons, et c’est ce dont nous tous et toutes essayons de nous préserver si et quand nous n’y arrivons pas. Parce que cette typologie interne supérieur/inférieur est irréductiblement liée à la connaissance interactionnelle de l’identité masculine, il n’est pas surprenant que ni les Résistants, ni les Conservateurs n’ont trouvé le temps de réfléchir vraiment à cette grille.

Mais nous devons le faire. Nous le devons vraiment. Nos vies en dépendent.

Pour des raisons implicites dans mon paragraphe d’ouverture sur les Réformateurs, la notion de « masculinité saine » s’est propagée dans de nombreux milieux ces dernières années. Des gens se réunissent à ce sujet, s’organisent et font des ateliers à ce sujet, twittent et bloguent à ce sujet, et de manière générale travaillent consciencieusement à donner une signification viable et de qualité à ce concept, remplissant un vide dans la vie des Réformateurs – le vide immense laissé lorsque, depuis quelques décennies, la phrase « Il se comporte en homme » a commencé à acquérir un sens plus péjoratif qu’élogieux.

Les Conservateurs, bien sûr, ne pensent pas qu’il y ait quoi que ce soit en crise dans la masculinité. Et ils croient farouchement que la masculinité ne devrait pas être mise en doute – comme elle l’est, en réalité – par l’expression « masculinité saine ». Imaginez ce que seraient les sentiments du patient d’une clinique oncologique si son compagnon de chambre, éclairé par une nouvelle révélation, commençait à se réjouir d’avoir un cancer sain. Il serait probablement offensé, voire peut-être dégoûté. De façon similaire, un Conservateur ne sera jamais convaincu que la masculinité à laquelle il aspire et qu’il incarne est non saine, ou qu’elle correspond, d’une façon ou d’une autre, à une maladie. Le Conservateur considérera plutôt ce que suggère l’expression « masculinité saine » comme étant en soi une forme d’attaque de sa vie même.

A présent, qualifiez-moi de naïf si vous le voulez, mais je ne vois pas beaucoup d’espoir à long terme à ne parler qu’à des Réformateurs, ou qu’à des Conservateurs. Et je ne vois vraiment aucun intérêt à diffuser un message – celui d’une « saine masculinité » – qui va sûrement exacerber l’anxiété de genre de quiconque n’est pas déjà convaincu que le fait d’endosser une masculinité cliché nuit à la santé des gens. Le choix de rompre a priori toute communication avec les Conservateurs en parlant de « masculinité saine et malsaine » est au mieux vaniteux et contre-productif et, au pire, provocateur. Numériquement, les Conservateurs représentent beaucoup de personnes dotées d’un pénis ; ils en représentent probablement plus que les Réformateurs, qui sont encore minoritaires au sein d’une culture dominée par les Conservateurs. Mais en plus de provoquer et de faire décrocher les Conservateurs, je remarque un problème encore plus grave à parler de « masculinité saine » : ce concept est fondé sur une prémisse bien intentionnée mais qui est, en définitive, incorrecte. Ce n’est pas la bonne solution au problème. C’est en fait un « remède » qui revigore une « maladie ».

Beaucoup de gens de bonne volonté souhaitent voir résolu pour de bon ce qui semble clocher dans l’identité sociale de genre masculin. Leur espoir est que cette solution permettra d’éviter toutes ces explosions d’identité de genre masculin, dont on connaît de mieux en mieux les dommages collatéraux. Ces personnes souhaitent vivre dans un monde où il n’est pas besoin d’avoir peur de quelqu’un simplement parce qu’il est né avec un pénis et qu’il a été socialisé à être un homme. En deux mots, ils veulent plus d’harmonie entre les êtres humains que ce à quoi nous sommes présentement habitués sur cette planète. »

Mais il y a un hic : aucune mobilisation ou campagne visant à remédier au principe masculin ne peut se permettre de reproduire l’obsession hiérarchique du mieux-que/moins-bien-que qui définit et ancre dans la tête de chacun le principe masculin. A chaque fois que nos cerveaux acculturés veulent désigner certaines personnes dotées d’un pénis qui « incarnent la masculinité » de manière supérieure, nous réactivons les mêmes scénarios mentaux qui se sont imprimés en nous quand nous regardions, ou participions, à nos premiers combats à mains nues. L’un était le gagnant ; l’autre était le perdant. Voilà la façon dont nous avons appris le sens de la « masculinité ». Et ce prototype définitionnel – le binôme gagnant/perdant, dominant/dominé – ne disparaît pas simplement de lui-même.

Au lieu de cela, nous devons imaginer un moyen de reformater les cerveaux et de redéfinir précisément ce qui pose problème. Pour expliquer ce que je veux dire, je vais digresser un peu et parler de ce qu’on appelle la formation à l’intervention du spectateur.

En deux mots, la formation à l’intervention du spectateur est un programme qui vise à doter les personnes ayant un pénis de facultés de communication, d’empathie, d’intelligence affective, de tactiques relationnelles et d’un sens de la responsabilité personnelle qui les autorise à intervenir lorsqu’elles voient une autre personne dotée d’un pénis s’apprêter à commettre une agression sexuelle. La formation à l’intervention du spectateur est généralement considérée comme l’un des moyens les plus efficaces de prévention en première ligne des agressions sexuelles dans des situations sociales comme les bars et les fêtes, où des gens sont souvent en position d’observateurs.

Une bonne part de ce programme consiste à apprendre aux recrues (qui tendent à être des Réformateurs) comment s’adresser à une ou plusieurs autres personnes dotées d’un pénis (qui sont souvent mais pas toujours des Conservateurs) d’une façon qui interrompra efficacement une agression éventuelle encours, qui créera une option de sortie pour l’éventuelle victime, et – voilà le point délicat – qui ne précipitera pas un combat de coqs avec l’agresseur éventuel.

Il y a beaucoup d’aspects valables dans ces formations à l’intervention du spectateur, mais celui qui m’intéresse surtout est le suivant : c’est pratiquer la mise en acte de notre aptitude morale sans chercher à prouver notre masculinité. C’est une discipline que l’on peut apprendre, que l’on peut reproduire et dont on peut se souvenir. L’une des raisons qui convainquent une recrue de l’importance de cette discipline est qu’il sait parfaitement ce qui arrivera s’il fait le contraire et essaie de prouver sa masculinité dans une telle situation : le contretemps créé tournera à une forme ou l’autre de combat, parce que le simple fait de tenter de faire preuve de sa masculinité vis-à-vis une autre personne dotée d’un pénis poussera cette personne à une preuve symétrique de masculinité (une attitude qui est déjà activée, comme l’indique l’agression sexuelle amorcée).

Et quand une recrue surmonte sa propre angoisse de ce qui risque de lui arriver s’il intervient – quand dans la vie réelle il « y va » et dit ou fait quelque chose qui interrompt ce qui aurait pu aboutir tragiquement – il apprend une autre leçon importante : « J’ai fait ça. J’ai dit ça. J’ai interrompu ça. » Ou, formulé autrement : « J’ai agi à partir de ma propre position morale et j’assume la responsabilité personnelle de la conséquence de cette action. »

Ces mots ne sont, bien sûr, pas exactement ceux qui viennent à l’esprit de la personne qui se détache du rôle de simple spectateur. Mais un sentiment distinct naît à ce moment-là. C’est le ressenti d’un geste ancré dans la conscience personnelle et le ressenti d’être qui on est.

Je vous soumets que lorsque nous prenons conscience de moments comme ceux-là – des exemples en temps réel d’éthique et de reddition de comptes incarnée – le problème apparaîtra sous un nouveau jour et avec une nouvelle conscience de sa solution.

Apprendre à exercer de façon cohérente notre propre faculté de sujet moral – à faire appel à notre propre capacité à poser un choix éthique, d’une façon qui suscite chez les autres une attente de ce comportement – n’est ni un comportement genré (cela n’est pas lié à une tuyauterie particulière), ni un comportement qui crée du genre (cela ne rend pas une personne plus masculine, mais simplement plus humaine).

Une autre digression.

Avez-vous remarqué combien souvent les mots « Les vrais hommes ne… » figurent dans les campagnes de prévention des violences à principe masculin#? « Les vrais hommes n’achètent pas de filles. » « Les vrais hommes ne frappent pas les femmes. » « Les vrais hommes ne violent pas. » Et la liste s’allonge… « Les vrais hommes ne … » est devenu un leitmotiv des Réformateurs. …

Mais il y a trois problèmes avec l’approche fondée sur le recours aux « vrais hommes ». Le premier est qu’elle dissimule et occulte la dynamique réelle qui existe entre la démonstration de masculinité et la violence à principe masculin. Les hommes violent dans le but de s’éprouver en tant que vrais hommes. Les hommes frappent les femmes dans le but de montrer qui est l’homme dans la situation. Les hommes achètent des femmes et des enfants prostitué-e-s dans le but de se lâcher comme un vrai homme – ce qui est l’aboutissement promis et promu par la pornographie. (Et c’est la fonction de ce que l’on appelle le « money shot », le gros plan obligé d’une éjaculation par une personne dotée d’un pénis, dans un contexte qui l’authentifie en tant que vrai homme).

Le second problème avec la phrase « Les vrais hommes ne… » découle du premier : c’est qu’il s’agit d’un message dénué de sens pour l’auditoire auquel il est destiné. Annoncer que « les vrais hommes » ne commettent pas de violence masculine n’est absolument pas convaincant pour quiconque se ressent comme un « vrai homme » par l’exercice de la violence masculine, justement.

Et le troisième problème avec « Les vrais hommes ne… » est que tout en prêchant la bonne parole aux convaincus, soit les Réformateurs, il leur adresse un message inutile. Il maintient le fait d’exercer un choix moral enfermé dans une identité de genre, au lieu de lui permettre d’exprimer une identité morale. Il maintient le « qui je suis ici et maintenant » dans la camisole du « Je ne suis personne si je ne suis pas un homme. » De plus, en évoquant le concept artificiel de masculinité véritable, l’invite « Les vrais hommes ne … » réactive et concrétise l’anxiété qui a imprégné l’éducation de chaque personne dotée d’un pénis : « Suis-je suffisamment un vrai gars ? » « Suis-je suffisamment un vrai homme ? » « Comment puis-je m’en convaincre, moi et les autres ? »

Ce dernier problème posé par l’expression « Les vrais hommes ne… » souligne le problème fondamental inscrit dans l’idée de « masculinité saine ». Parler de « masculinité sain » sonne bien – au moins aux oreilles des Réformateurs et des personnes qui souhaitent les aimer. Cette approche offre un répit individuel aux incessants gros titres à propos des crimes commis par des hommes contre les femmes et contre d’autres hommes ; cela fonctionne comme une exonération confortable de la responsabilité de s’engager. Cela aide chaque personne à appartenir à une tribu d’autres adeptes de la « masculinité saine » – une camaraderie rassurante dans laquelle on peut se sentir protégé de toutes ces périlleuses contestations que rencontre notre masculinité ailleurs.

Et malgré cela, l’idée de « masculinité saine » ne libère pas la conscience du genre. La « masculinité saine » maintient la conscience genrée. Alors qu’elle ne l’est pas.

La conscience est humaine. Humaine seulement. Et seulement humaine.

John Stoltenberg

John Stoltenberg a exploré la distinction entre l’identité de genre et l’identité morale dans deux livres, Refuser d’être un homme et Peut-on être un homme sans faire le mâle ? Son nouveau roman, GONERZ, projette une vision féministe radicale dans un avenir post-apocalyptique. John a conçu la campagne de prévention des agressions sexuelles « My strength is not for hurting » et poursuit un travail de consultant et de communicateur o=pour l’organisation media2change. Ses adresses Tweeter sont @JohnStoltenberg et @media2change.

Version originale : Why talking about ‘healthy masculinity’ is like talking about ‘healthy cancer’ http://feministcurrent.com/7868/why-talking-about-healthy-masculinity-is-like-talking-about-healthy-cancer/

Traduction : Yeun Lagadeuc-Ygouf, Pierre-Guillaume Prigent

Révision : Martin Dufresne

* J’ai commencé à utiliser l’expression « personne dotée d’un pénis » dans The End of Manhood afin d’expliciter le fait que le dit sexe anatomique est seulement un trait (comme la couleur des yeux ou des cheveux), pas un fondement de l’être.

# Et j’utilise l’expression « violence à principe masculin » plutôt que celle plus commune (mais moins précise) de « violence de genre ».